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J’ai jugé qu’il pouvait être de quelque intérêt de rechercher dans leur succession chronologique les principaux types moraux reproduits par le roman français et de tracer, à grands traits du moins, l’histoire de l’idéal romanesque en France. Cet idéal nous l’irons chercher d’abord dans les vertes prairies qu’arrose le Lignon ; nous l’y trouverons déguisé en berger et occupé à garder les moutons. Mais cet attirail pastoral ne nous fera pas illusion, et en examinant de près ces bergers, en écoutant leurs causeries et leurs soupirs, nous n’aurons pas de peine à reconnaître en eux des contemporains d’Henri IV qui pourront nous instruire sur la Renaissance et l’esprit qui l’anima. Bientôt le roman quitte les forêts et les bergeries ; un asile lui est ouvert ; les salons, institution nouvelle dont nous verrons les origines, et dans les romans de salons de l’époque de Louis XIII nous ferons connaissance avec l’idéal dans les mœurs tel qu’on le concevait alors et tel qu’il s’est incarné dans les deux types de « l’honnête homme » et de « la précieuse. » Cependant un salon finit par détrôner les autres, c’est la Cour de Louis XIV. Dans la Princesse de Clèves de Mme de La Fayette, se trouve réuni ce que l’alliance de l’esprit de Cour et d’une philosophie spiritualiste pouvait faire de l’âme humaine. Après le Grand Roi, la Régence, et dans le roman de la Régence, dans Gil Blas, est reproduite l’image fidèle de ce qu’était devenue une noblesse abaissée et de ce qu’aspirait à devenir une bourgeoisie émancipée. Adieu l’innocence pastorale, adieu les élégances des salons et de la vie de Cour, le champ de bataille appartient aux aventuriers et nous n’aurons pas de peine à retrouver dans l’histoire le pendant de Gil Blas. Mais avec le XVIIIe siècle un esprit nouveau se répand et gagne de proche en proche. L’âme sensible, les cœurs sensibles, voilà ce qu’admire et chante le roman. La sensibilité ! Chose et mot inconnus alors et qui s’expliquent par la conduite nouvelle de la société et par les influences intellectuelles qui la dominaient. Cette sensibilité, nous ne la calomnierons pas ; nous signalerons ses grandeurs et ses bienfaits, mais nous insisterons aussi sur la rançon dont ils furent payés, l’affaiblissement de l’idée morale, l’énervement de la volonté, la sensiblerie, le sentimentalisme, l’esprit d’utopie. C’est sous le règne de Louis XVI que domine l’esprit d’utopie dans toute sa force et que le roman s’occupe, par la main de Bernardin de Saint-Pierre, de lui bâtir un temple sous le ciel