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infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle… Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits ; car il connaît tout cela, et soi ; et les corps, rien. Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé. De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée : cela est impossible, et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible, et d’un autre ordre, surnaturel. » Il semble que Pascal ait illustré et vérifié par son propre exemple la justesse de cette théorie générale. Son évolution religieuse, c’est l’histoire des étapes par lesquelles il s’est successivement élevé d’un ordre de réalité à l’autre. Enfant et jeune homme, il a débuté, comme il était naturel, par la religion toute matérielle, et machinale, et charnelle de l’habitude. Puis, sa réflexion s’est éveillée sur cet ordre de questions, et « converti » une première fois, il s’est élevé à une conception plus haute, à la religion de l’esprit. Mais cette conversion était, par sa nature même, bien superficielle ; elle laissait en dehors de ses prises toute une partie de l’âme passionnée et profonde de Pascal. Après une longue crise d’incertitude, de langueur et de sécheresse, une seconde conversion le fait entrer dans l’ordre suprême, dans la religion de la charité. Cette fois, tous les degrés de l’échelle de Jacob sont gravis ; les sommets lumineux sont atteints ; le Dieu sensible au cœur a conquis cette âme tout entière et l’appelle à partager sa sainteté. — Pascal a parcouru dans toute son étendue la longue voie douloureuse et royale qui conduit l’âme religieuse à la poursuite de son transcendant idéal ; et les découvertes qu’il y a faites sont si bien les nôtres, les cris d’angoisse ou d’allégresse qu’il a poussés sur sa route ont un tel accent d’humanité générale, que le drame de sa vie intérieure nous apparaît comme le symbole ou la « figure » de tout ce qui cherche en gémissant.


VICTOR GIRAUD .