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livre. Et ce livre, si l’auteur des Provinciales avait eu « les dix années de santé » qu’il réclamait pour l’écrire, je ne puis croire qu’il eût été inférieur à ce qu’il est présentement[1]. Pascal était de ceux qui savent réaliser leur dessein, si complexe et si élevé qu’il fût. Il le sentait bien, et d’être condamné à l’impuissance, de voir cette œuvre qu’il aurait voulue et qu’il pouvait faire si forte et si persuasive, lui tomber littéralement des mains, ce dut être, n’en doutons pas, pour cette âme ardente d’apôtre, une infinie douleur et comme un dernier sacrifice. Il semble l’avoir consommé sans murmure.

Ce ne fut pas le seul que, dans les dernières années de sa vie, il ait dû accepter et accomplir. Elles sont admirables, ces dernières années de Pascal, et je voudrais pouvoir ici, pour en donner l’impression directe et vivante, reproduire les pages émouvantes de Mme Perier. Le mot de sainteté qu’on a prononcé pour en caractériser l’héroïsme continu ne me paraît pas trop fort, et c’est bien, en effet, le seul qui convienne ici. L’enfant sublime, le géomètre génial, l’auteur du Traité du vide, le pamphlétaire des Provinciales, est devenu un ascète et un saint. Je sais les justes réserves que pourraient appeler certains traits de cet ascétisme ; mais ces réserves, je ne me sens pas le courage de les formuler, les excès de cette vertu n’étant pas de ceux qui risquent d’être trop imités. Sa patience à supporter les plus atroces douleurs, sa parfaite égalité d’âme, ses mortifications continuelles, ses multiples pratiques de la plus ardente piété, son inépuisable charité sont choses dignes des saints de la légende. C’est merveille de voir ce rare génie, cette âme emportée, dominatrice et violente acquérir peu à peu l’humilité, la soumission, la « simplicité » d’un enfant. Il est probable qu’il n’y parvint pas du premier coup. « L’extrême vivacité de son esprit, nous dit Mme Perier, le rendait si impatient qu’on avait peine à le satisfaire ; mais, quand on l’avertissait, ou qu’il s’apercevait qu’il avait fâché quelqu’un dans ses impatiences, il réparait incontinent cela par des traitemens si doux et par tant de bienfaits, que jamais il n’a perdu l’amitié de personne par-là. » Et encore :

  1. Tout ce que l’on pourrait accorder à Sainte-Beuve, c’est que, si Pascal avait achevé son livre, il en eût probablement effacé le caractère très personnel et, parfois, presque lyrique ; qu’il aurait fait aussi disparaître le « clair-obscur » que nous y admirons : et que peut-être enfin l’œuvre aurait-elle pour nous aujourd’hui quelque chose d’un peu moins suggestif. Et encore qui sait ?…