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destinée à provoquer des conversions, Pascal, nous en avons l’assurance, aurait esquissé l’apologie, — et la philosophie, — de sa conversion personnelle. S’il y a une idée qui revient sans cesse dans les Pensées, et dont ces fragmens mutilés nous crient, si je puis dire, la vérité profonde, c’est que la religion n’est pas affaire d’intelligence, mais de cœur[1]. Non, assurément, que l’intelligence n’ait ici ses droits, que Pascal, — l’admirable morceau du « roseau pensant » en est la preuve, — n’a jamais songé à diminuer ou à nier, mais qui, réduits à eux-mêmes, sont bien peu de chose. L’intelligence peut tout au plus poser les questions ; elle ne les résout pas ; elle fixe les conditions et les termes du « pari : » elle ne parie pas elle-même ; ce sont des facultés à la fois plus modestes et plus profondes, qui interviennent pour engager l’avenir et transformer la pensée abstraite en action et en vie… Si la volonté et la sensibilité ne jetaient pas leur propre poids dans la balance, le pari, l’inévitable pari n’aurait jamais lieu, et la vie s’écoulerait tout entière dans une indécision perpétuelle. Ajoutons que l’intelligence est une faculté trop aristocratique, pour qu’on puisse, en aussi grave matière, lui concéder le droit des décisions essentielles. Si la religion devenait l’apanage des seuls privilégiés de l’intelligence, elle ne serait plus la religion, la chose de chacun et la chose de tous. « Une religion purement intellectuelle, a dit bien profondément Pascal, serait plus proportionnée aux habiles ; mais elle ne servirait pas au peuple. » Ce mot pourrait être l’épigraphe de l’Apologie : je n’en sais pas qui en exprime plus fortement les tendances, et qui en résume mieux l’esprit.

Cette Apologie, à laquelle il avait déjà tant réfléchi et dont il tenait, semble-t-il, toutes les idées maîtresses. Pascal a eu le regret de la laisser inachevée. Ne nous laissons pas trop aisément consoler par le mot souvent cité de Sainte-Beuve : « Pascal, admirable écrivain quand il achève, est encore plus grand quand il est interrompu. » Je ne puis à cet égard partager l’opinion commune. Certes, les Pensées, telles qu’elles nous sont parvenues, sont un beau livre, le plus beau peut-être de la langue française, et, en tout cas, le plus profond et le plus humain ; mais ce ne sont, au total, que les matériaux d’un

  1. Rappelons que, dans la langue de Pascal, le mot cœur a un sens un peu particulier, — « le cœur, dit-il, sent qu’il y a trois dimensions, » — et qui répondrait assez bien à ce que, de nos jours, nous appellerions : intuition vécue.