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Proserpine enlevée par Plutoh. O redites perpétuelles que dissimule à peine la nouveauté des ornemens ! L’aigle de la poésie antique s’en est allée mourir parmi les rochers où elle avait bâti son nid, au sommet de ce Parnasse solitaire que depuis longtemps les dieux et les hommes avaient déserté. Tout était mort autour d’elle, et ses yeux à demi éteints pouvaient à peine apercevoir les vivans errant au loin dans la plaine, et dans cette solitude, elle s’obstinait à pousser toujours le même cri que les échos avaient cessé de répéter.

Dans la littérature moderne, c’est tout autre chose. Pour la première fois, l’art s’est émancipé, il jouit d’une absolue liberté. Le charme a été rompu, tous les chemins lui sont ouverts. Il peut aller chercher ses sujets au Nord et au Midi, le soleil ne se couche pas sur son empire. Et cette liberté lui donne la faculté de se renouveler incessamment ; comme les sociétés modernes, il a le don des métamorphoses et de ce qu’on a appelé « la palingénésie. » Cette liberté va si loin qu’il peut même glorifier et couronner de ses mains des héros purement fictifs et qui ne relèvent ni de l’histoire, ni de la légende. Qu’est-ce qu’un héros de roman ? Ce n’est pas un de ces prédestinés qui ont été élevés sur les genoux des dieux et qui sentent couler dans leurs veines un sang miraculeux. C’est un homme, rien qu’un homme ; une créature semblable à toutes les créatures, le romancier l’a pétri d’argile et de limon. Et cependant, cette humble créature, il ne craint pas de la proposer à nos admirations, de la détacher en pleine lumière, ni même de l’installer sur un de ces trônes glorieux où la poésie fait asseoir ses élus. Car dans les Champs Elysées de la poésie moderne, qui voudrait refuser à Corinne et à René une place à côté de Hamlet, de Manfred ou de Faust ? Ces héros de roman ont bien, si on le veut, une grandeur idéale, mais ils représentent l’idéal propre à leur époque, à la société où ils ont vécu, qui fut leur mère et leur nourrice ; c’est un idéal à proportions réduites, à hauteur d’appui, ce sont des majestés avec lesquelles il est permis de se familiariser et dans lesquelles les contemporains peuvent se reconnaître en quelque mesure, car il semble que la poésie moderne ait découvert qu’il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que ceux qui en ont le plus, c’est tout le monde, et que de même il y a quelqu’un qui est plus intéressant et pathétique que les personnages les plus pathétiques et intéressans, c’est encore tout le monde.