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Qu’il regardât en lui ou en dehors de lui, que de choses invitaient Pascal à rompre des attaches qu’il va bientôt juger criminelles, mais qui, tout simplement, n’étaient pas dignes de lui !

Mais laissons Jacqueline, dans sa forte langue, et sous la dictée même des événemens, nous raconter, avec toute la précision désirable, les circonstances de cette conversion :


Je croirais vous faire tort, — écrit-elle à Mme Perier le 25 janvier 1655, — si je ne vous instruisais de l’histoire depuis le commencement qui fut quelques jours devant que je vous en mandasse la première nouvelle, c’est-à-dire environ vers la fin de septembre dernier. Il me vint voir et à cette visite il s’ouvrit à moi d’une manière qui me fit pitié, en m’avouant qu’au milieu de ses occupations qui étaient grandes, et parmi toutes les choses qui pouvaient contribuer à lui faire aimer le monde, et auxquelles on avait raison de le croire attaché, il était de telle sorte sollicité de quitter tout cela, et par une aversion extrême qu’il avait des folies et des amusemens du monde, et par le reproche continuel que lui faisait sa conscience, qu’il se trouvait détaché de toutes choses d’une telle manière qu’il ne l’avait jamais été de la sorte, ni rien d’approchant ; mais que d’ailleurs il était dans un si grand abandonnement du côté de Dieu qu’il ne sentait aucun attrait de ce côté-là ; qu’il s’y portait néanmoins de tout son pouvoir, mais qu’il sentait bien que c’était plus sa raison et son propre esprit qui l’excitait à ce qu’il connaissait le meilleur que non pas le mouvement de celui de Dieu ; et que dans le détachement de toutes choses où il se trouvait, s’il avait les mêmes sentimens de Dieu qu’autrefois, il se croyait en état de pouvoir tout entreprendre ; et qu’il fallait qu’il eût en ces temps-là d’horribles attaches, pour résister aux grâces que Dieu lui faisait et aux mouvemens qu’il lui donnait[1]. Cette confession me surprit autant qu’elle me donna de joie ; et dès lors, je conçus des espérances que je n’avais jamais eus, et je crus vous en devoir mander quelque chose, afin de vous obliger à prier Dieu. Si je racontais toutes les autres visites aussi en particulier, il faudrait en faire un volume : car depuis ce temps elles furent si fréquentes et si longues, que je pensais n’avoir plus d’autre ouvrage à faire ; je ne faisais que le suivre sans user d’aucune sorte de persuasion, et je le voyais peu à peu croître de

  1. Ceci tendrait à prouver, suivant une observation que nous avons déjà faite plus haut, que la première conversion de Pascal n’aurait pas été, au moins tout d’abord, aussi complètement « intellectuelle » que les faits et les textes positivement connus nous invitaient à le croire. C’est bien d’abord « le cœur » qui aurait été touché dans Pascal ; mais après avoir cédé, il aurait « résisté aux grâces que Dieu lui faisait et aux mouvemens qu’il lui donnait ; » son « intellectualisme, » toujours prêt et toujours vivace, appuyé et favorisé d’ailleurs par une expérience religieuse et irréligieuse incomplète, aurait pris bien vite, même en matière religieuse, la place de ses velléités mystiques, et aurait régné, sinon sans trouble, au moins sans vrai partage, jusqu’à la seconde conversion. Simple hypothèse, assurément, et que nous proposons un peu timidement, ici, en note, à titre d’hypothèse, mais qui a pour elle de concilier tous les témoignages, et d’être assez conforme aux données générales de la psychologie religieuse.