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qu’il m’aurait été nécessaire encore dix ans, et utile toute ma vie. » Mais tout le reste n’est guère qu’une raisonneuse et laborieuse dissertation, imitée de Saint-Cyran, — M. Strowski l’a finement observé, — mais sans les « frémissemens intérieurs » de Saint-Cyran, sur la meilleure manière de concevoir chrétiennement la mort et d’en utiliser les leçons. Pascal disserte et prêche au lieu de pleurer et de prier ; ou plutôt, tout « accablé de douleur » qu’il soit, il domine sa sensibilité ; il lui impose le masque rigide, — et trompeur, — d’une théorie abstraite. Chose curieuse, et pourtant plus fréquente qu’on ne pense : son premier contact avec le christianisme vivant semble avoir tari son « abondance du cœur[1] ; » sa vie intérieure n’a point passé dans sa foi.

Est-ce à dire cependant que cette première conversion, tout intellectuelle et superficielle et imparfaite qu’elle fût, ait été comme non avenue dans l’histoire morale de Blaise Pascal ? Le fameux principe : « Rien ne se perd, » discutable et même faux, — nous le savons aujourd’hui[2], — dans l’ordre des phénomènes matériels, reste rigoureusement vrai dans l’ordre des choses morales. Peut-être certaines natures, à la fois très riches et très profondes, sont-elles ainsi faites, en raison même de leur richesse et de leur profondeur, quelles n’arrivent pas de prime-saut à la vérité intégrale ; elles ont besoin de s’y reprendre à plusieurs fois ; elles tâtonnent, elles essaient avant de s’engager dans la grande voie royale qui doit les conduire au but entrevu et désiré. Mais ces tâtonnemens mêmes et ces essais ne sont point perdus ; ils sont la condition peut-être nécessaire des découvertes ultérieures. La seconde conversion de saint Augustin n’aurait pas été ce qu’elle a été, si elle n’avait pas été précédée, à l’âge de dix-neuf ans, d’une première conversion toute philosophique et intellectuelle, fort analogue à celle de Pascal. La psychologie religieuse fournirait, si on voulait l’interroger, bien d’autres cas semblables. « Qu’il y a loin, s’écriera plus tard Pascal, songeant sans doute à lui-même, qu’il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer ! » Et il a raison ! Mais la connaissance, même abstraite, de Dieu, est, ou peut être un commencement d’amour,

  1. Ces expressions sont de Pascal : elles sont tirées de l’épitaphe qu’il avait composée pour son père.
  2. Voyez à ce sujet le livre si suggestif de M. Bernard Brunhes sur la Dégradation de l’énergie, Paris, Flammarion, 1908.