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c’est après 1646 que Blaise Pascal a fait ses plus belles découvertes scientifiques et ses plus décisives expériences, et, manifestement, la condamnation portée par Jansénius contre les vaines curiosités de l’esprit ne l’a pas atteint, ou du moins il ne s’en est pas longtemps senti ébranlé. L’oratoire n’a point fait tort au laboratoire.

Un autre signe fort instructif, et même un peu déplaisant, de ce très naturel état d’esprit nous est fourni par l’attitude de Pascal dans l’affaire Saint-Ange. Un ancien capucin, du nom de Jacques Forton et qu’on appelait le frère Saint-Ange, professait à Rouen, sur diverses questions de haute théologie, des opinions dont l’orthodoxie parut suspecte à Blaise, ainsi qu’à quelques-uns de ses amis. Ils le dénoncèrent à l’archevêque à plusieurs reprises, et n’eurent de cesse qu’ils n’eussent obtenu une rétractation complète. A surprendre Pascal dans ce rôle désobligeant d’inquisiteur, nous entrevoyons du moins la conception toute formelle, littérale et j’oserai dire pharisaïque qu’il se fait alors de l’orthodoxie : il faut et il suffit à ses yeux qu’on adhère de l’esprit à un certain nombre de propositions et de formules élaborées par quelques grands penseurs chrétiens et fidèlement conservées par l’Église ; l’altitude intérieure, l’état concret de l’âme individuelle, bref, tout ce qui constitue la vie morale et vraiment religieuse, tout cela ou lui échappe ou lui reste indifférent. Et c’est pourquoi sans doute ce nouveau théologien se fait si promptement persécuteur.

De la superbe confiance qu’il met alors dans les constructions de l’intelligence, nous avons un témoignage fort curieux, d’autant plus curieux même qu’il nous permet de rapporter à une époque apparemment peu éloignée de sa première conversion les premières velléités apologétiques de Pascal. Il écrit de Paris, le 26 janvier 1648, à sa sœur, Mme Perier, qu’il a vu M. Rebours, l’un des confesseurs de Port-Royal : « Je lui dis, ajoute-t-il, avec ma franchise et ma naïveté ordinaires, que nous avions vu leurs livres et ceux de leurs adversaires, que c’était assez pour lui faire entendre que nous étions de leurs sentimens. Il m’en témoigna quelque joie. Je lui dis ensuite que je pensais que l’on pouvait, suivant les principes mêmes du sens commun, démontrer beaucoup de choses que les adversaires[1] disent lui être

  1. S’agit-il ici des adversaires de la religion en général, ou plutôt, et exclusivement, comme le pense M. Strowski, des adversaires des jansénistes, à savoir les Jésuites ? Le texte est obscur et admet les deux interprétations, lesquelles d’ailleurs ne sont point inconciliables. Même dans les Pensées, qui sont pourtant dirigées « contre les athées, » Pascal n’a jamais distingué très nettement entre les ennemis du christianisme et ceux de Jansénius. Et si, dans le passage en question, il a surtout songé aux molinistes, l’application de ses vues apologétiques à un ordre d’idées plus vastes et plus hautes était chose si simple, si naturelle, que ce serait vraiment miracle qu’à un esprit généralisateur comme le sien la pensée n’en fût pas venue.