Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 55.djvu/610

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

passé. Je serais étonné, par exemple, qu’il n’eût pas déjà pris contact avec Montaigne ; et comment eût-il ignoré Corneille, lequel d’ailleurs fréquentait chez son père ? Il est à croire aussi qu’à Paris, et surtout à Rouen, il vit un peu le monde. Mais son travail ne lui laissait apparemment pas beaucoup de loisirs, et ses affections familiales, surtout celle qui l’unissait à sa sœur Jacqueline, donnaient pleine satisfaction aux besoins de sa sensibilité juvénile. En un mot, la vie qu’il menait, peu différente de celle d’Etienne Pascal, était exactement celle d’un « honnête homme selon le monde » particulièrement voué aux recherches scientifiques ; et manifestement, jusque vers l’âge de vingt-trois ans, les préoccupations religieuses sont à l’arrière-plan de sa pensée.

Je dis à l’arrière-plan ; je ne dis pas qu’elles en aient été complètement absentes ; D’abord, nous sommes très loin de tout connaître de la première jeunesse de Pascal, et, par exemple, sur une âme ardente et passionnée comme la sienne, nous serions assez curieux de savoir quel fut l’effet, si souvent décisif, de la première communion. D’autre part, si ignorans que nous puissions être de bien des faits essentiels de sa vie intérieure, nous entrevoyons néanmoins que l’idée chrétienne y était encore assez présente. L’Essai pour les coniques se termine par ces lignes fort significatives : « Après quoi, si l’on juge que la chose mérite d’être continuée, nous essaierons de la pousser jusques où Dieu nous donnera la force de la conduire. » Nous ne voyons pas bien Laplace terminant un traité de mathématique par une formule de cette nature.

Il semble bien pourtant que l’ivresse des certitudes scientifiques soit alors la passion dominante de ce savant de vingt ans. Son invention d’une machine arithmétique l’a rempli de joie et de fierté, et il faut l’entendre, dans sa lettre dédicatoire au chancelier Séguier, célébrer « cette véritable science, qui, par une préférence toute particulière, a l’avantage de n-e rien enseigner qu’elle ne démontre. » « Il a osé tenter une route nouvelle dans un champ tout hérissé d’épines, et sans avoir de guide pour s’y frayer le chemin. » À ce ton d’orgueilleuse audace, à cette confiance dans son génie et dans la raison, on reconnaît une âme que l’humilité chrétienne n’a pas encore pénétrée bien profondément.

Mais s’il est vrai, comme le dira plus tard l’auteur des