Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 55.djvu/593

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nous suivons le Strand assez longtemps. Boutiques brillamment éclairées, cinématographes, public houses. Au milieu de cet air de luxe et de fête, je remarque, suivant le même trottoir que nous, ne demandant pas l’aumône, ni autre chose, deux femmes jeunes encore, présentant le dernier degré de la misère, de la saleté et de l’abjection. Le jupon de l’une d’elles paraît fait d’une sorte de toile qui aurait servi à envelopper du charbon. Je doute que deux femmes ainsi mises se promenassent sur le trottoir des boulevards ou de la rue de la Paix sans exciter la compassion publique. Ici, personne n’y fait attention, sauf mon compagnon et moi, et cette indifférence même produit une impression assez pénible. Nous quittons le Strand pour aller visiter the King’s tent. En effet, sous une tente, un certain nombre de malheureux scient des planches ou des pavés de bois pour en faire des petits fagots d’allumage. C’est un atelier d’assistance par le travail, beaucoup moins bien installé que les nôtres. Puis nous descendons une rue en pente, et enfin un escalier qui nous conduit sur ce qu’on appelle l’embankment. Là ont commencé à se rassembler les malheureux qui sont sans travail et qu’attire la perspective d’une bonne soupe et d’une nuit passée au chaud. Leur file, déjà très longue, s’allonge de plus en plus ; ce n’est qu’à onze heures que les hommes de l’Armée du Salut doivent arriver. J’examine d’aussi près que je peux ces malheureux, évitant cependant tout ce qui aurait un air de curiosité blessante. Ils sont tous plus ou moins en guenilles, l’air abattu et misérable ; il y a plus de jeunes gens et d’hommes dans la force de l’âge que de très vieux. J’imagine que les très vieux prennent leur parti de s’abandonner au Workhouse. Ceux-ci luttent encore pour vivre librement, et ils préfèrent la nuit qu’ils vont passer sous un des toits de l’Armée du Salut à l’hospitalité : du Casual ward du Workhouse, qui les abriterait une nuit seulement et leur ferait payer cette hospitalité au prix d’un travail assez dur. Leur aspect est misérable. Quelques-uns fument cependant. Il souffle un vent très froid dont je ne laisse pas que de souffrir ; mais je suis un peu honteux, vis-à-vis de ces pauvres diables, de mon manteau de fourrure. Tout en attendant, mon guide, avec qui je cause, me confirme que le nombre des sans-travail va augmentant depuis plusieurs années. Il y a, me dit-il, en Angleterre, à l’heure actuelle, plus de 60 000 vagabonds qui n’ont ni feu, ni lieu, ni travail. Dans ses seuls asiles, l’Armée