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son frère et retiré en Italie, cherchait à s’évader de l’Empire. Son projet était de s’embarquer à Civita-Vecchia pour passer aux Etats-Unis et peut-être d’atterrir d’abord en Sardaigne, à l’abri du pavillon anglais. Dépourvu de ressources, il avait demandé à Murat de l’argent, un navire américain pincé sous séquestre et un vaisseau de guerre napolitain pour convoyer l’autre, pour lui épargner les premiers périls. Toujours prompt à s’apitoyer, à donner, Murat accorde l’argent et les navires. Sur quoi, violens reproches de l’Empereur à la Reine ; celle-ci les communique à son mari en les transposant, en les baissant d’un ton, afin de ménager une susceptibilité toujours en éveil. Rendant justice aux bonnes intentions du Roi et à son excellent cœur, elle lui fait sentir qu’à certains momens les conseils de la raison doivent l’emporter sur toute autre inspiration et qu’il y a des générosités imprudentes :

« J’ai reçu la lettre dans laquelle tu me parles de Lucien. L’Empereur m’a entretenue ce matin sur ce sujet et il ne me semble pas très satisfait que tu lui aies fourni, si facilement et sans attendre ses ordres, un vaisseau et de l’argent. Permets-moi, mon ami, de te dire que tu as peut-être agi trop précipitamment ; tu n’as consulté que l’élan de ton cœur, et je le conçois bien, car à ta place, je t’aurais exhorté peut-être à faire ce que tu as fait et nous n’en aurions pas mieux fait, car, dans une aussi grande distance, nous pouvions méconnaître les intentions, de l’Empereur, et qui sait s’il n’entre pas dans sa politique de forcer Lucien de n’avoir recours qu’à lui, afin que, s’il lui demande de l’argent, il puisse le forcer à condescendre à ses volontés ! Car tu sens bien que l’Empereur peut lui donner de l’argent, s’il le veut, et que, puisqu’il ne le fait pas, c’est qu’il ne trouve pas bon non plus que nous lui en donnions et que nous le soutenions de cette manière dans son indépendance, car je ne crois pas que l’Empereur veuille que Lucien abandonne l’Europe et il ne doit pas être content de toi si tu lui as fourni les moyens de s’expatrier. Réfléchis à tout cela, mon cher ami, et, s’il en est encore temps, évite de donner de l’argent et des vaisseaux à Lucien avant d’avoir sollicité le consentement de l’Empereur. Du reste, mon cher ami, je conçois que la situation de Lucien ait touché ton bon cœur ; comment supporter l’idée d’un frère malheureux ! Mettons-nous aussi à la place de l’Empereur qui ne doit pas être content, si on a contrarié ses projets.