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de leur propre sexe et de l’intérêt public ; et je compte bien ne permettre jamais à aucun de mes goûts ou caprices littéraires de détourner toutes mes énergies de la défense de cette cause, ainsi que d’autres semblables… Mais chacun de nous qui désire faire quelque chose d’utile doit s’oublier soi-même, et, avant tout, s’interdire tout regard complaisant sur ce qu’il est, ou fait, ou a fait ; et certes, pour ce qui est de moi, je suis si profondément mécontent de ce que je suis et ai été que ma seule misérable consolation est de penser que j’aurais pu être encore bien pire… Je dois ajouter que, évidemment, vous ignorez que j’ai deux frères. L’aîné est le docteur J. H. Newman ; le second est Charles-Robert, plus âgé que moi de trois ans, et dont nous ne parlons jamais, parce qu’il est aussi impropre à toute vie sociale que s’il était fou. Celui-là est un philosophe cynique d’autrefois en costume moderne, possédant maintes vertus, mais aussi un vice désastreux : celui d’une habitude perpétuelle de critiquer et de prendre en faute qui a pour effet de lui aliéner tout ami dès le moment où l’amitié commence à naître, et en raison de laquelle il s’est exclu, lui-même, de toute position active… Depuis plus de trente ans, maintenant, ce frère a vécu dans la retraite et l’oisiveté. Sa ruine morale a eu pour cause première le livre de Robert Owen sur le Socialisme et la Philosophie athéiste : mais il n’a point tardé à commencer ses attaques en s’en prenant à Robert Owen lui-même. Son unique plaisir, en compagnie, semble consister à recueillir des matériaux pour un « abatage » très ingénieux, mais d’une impertinence et d’une insolence extrêmes ; d’où résulte que personne ne peut, sans danger, l’admettre chez soi. Il y a quarante ans environ que ce malheureux a formellement renié sa mère, ses frères, et ses sœurs, écrivant à d’autres personnes qu’il les priait de ne plus le considérer comme un Newman, parce que nous étions tous religieux et que, lui, il était athée ! Il a eu autour de lui, dans notre maison, tout à fait les mêmes douces et chères influences familières que chacun de nous ; et cependant combien déplaisant et inutile il est devenu, n’aimant rien autant que de mordre les mains qui le nourrissent ! N’est-ce point là une leçon, nous instruisant à ne pas attribuer trop de portée aux effets des influences domestiques, pour précieuses que soient, d’ailleurs, celles-ci ?


Mais si l’infortuné Charles-Robert Newman ne nous a laissé, de son passage, qu’une faible trace désormais effacée, il n’en est pas de même de son plus jeune frère, ce Francis-William qu’on vient d’entendre, et dont la mémoire continuera longtemps encore à soulever, parmi la jeunesse « radicale » et « libre penseuse » de son pays, des admirations à peine moins enthousiastes que celles que nous voyons, d’année en année, dans tout l’univers catholique, s’attacher à la haute figure de l’aîné des Newman. Celui-là, au contraire du « philosophe cynique » dont il nous parlait dans sa lettre, a toujours fait profession d’être « religieux, » ainsi que tous les autres membres de sa famille : mais, tandis que son frère John-Henry s’élevait peu à peu, de