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Entre tant de concerts, que tant de pianistes donnent, il n’en est pas d’aussi beaux que ceux de M. Edouard Risler. Et les plus beaux concerts de M. Risler lui-même sont toujours ceux que consacre à Beethoven et à Liszt leur interprète aujourd’hui sans rival. Si divers et, cela va sans dire, inégaux, que soient l’un et l’autre maître, un caractère, au moins, leur est quelquefois commun, le caractère symphonique. M. Risler le manifeste avec une puissance extraordinaire. Il est l’unique interprète de la sonate de Liszt, unique elle-même deux fois : la seule d’abord que l’auteur ait écrite, et puis la plus « une » peut-être (en trois morceaux) qu’on eût composée avant lui. Admirables également de symphonique unité, sont les variations, de Liszt encore, sur le motif pathétique et chromatique : Weinen, Klagen, de Bach. Le chromatisme et le motif lui-même constituent les deux élémens essentiels, l’un modal et l’autre mélodique, de l’immense paraphrase. Ils s’y développent et s’y répandent, ils l’envahissent et l’imprègnent tout entière. Et sans doute il arrive par momens que le maître moderne « traite » dans un style et comme par un régime ou selon des formules un peu bien romantiques le « sujet » classique du vieux maître. Mais il est si beau, ce sujet, et si pur, que rien ne l’altère ou ne le compromet. Il est si vaste (en trois notes) et si fort, que toutes les interprétations, même les plus étranges, n’en sauraient épuiser, ou seulement contredire l’éternelle, l’universelle vérité.

Symphonique, voilà ce que le talent de M. Risler devient toujours davantage. Symphonique par la raison ou par l’entendement, il s’élève aussi, par la passion qui l’emporte mais ne l’égare pas, jusqu’aux sommets du lyrisme, lyrisme sans folie et sommets sans vertige. De là-haut, Beethoven découvre à M. Risler et nous révèle par lui ses plus profonds mystères… Non, pas à nous tous. Pas à vous, monsieur, qui m’avez déclaré l’autre soir, d’un air entendu, que l’Op. 111, « quoi que j’en puisse dire, » était « une chose assommante. » Aussi bien, je n’en dirai rien aujourd’hui, faute d’espace. Rappelez-vous seulement ce mot d’Eugène Delacroix, insensible comme vous, mais regrettant de l’être, aux derniers chefs-d’œuvre du maître : qu’il est toujours prudent, et modeste par-dessus le marché, de parier pour le génie.


CAMILLE BELLAIGUE.