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En haut de la première page, se lit une double indication : « Très cadencé, avec une grande liberté. » Déjà nous retrouvons ici, comme tout à l’heure, l’esprit même de Bordes, l’esprit de nouveauté, mais de discipline, et le désir, suivant une formule chère à Gounod, de reculer les bornes sans ébranler les bases. Les deux premières strophes ne forment, sur un ton simple et coulant, qu’une narration des premiers miracles de la lyre et de la voix. Çà et là un changement de mesure, un triolet, insinué dans le rythme binaire, l’assouplit et le détend. Puis, la musique se recueille et, plus lente, se prend à rêver. Des frôlemens chromatiques, des chutes alanguies, des suspensions et des retards donnent à la strophe suivante une vague et tendre mélancolie. Mais voici comme le cœur même de cette musique, et le cœur aussi du musicien. Tu fais cela, musique ! soupirent lentement et tout bas les quatre voix. Deux mesures à peine, quelques accords, entr’ouverts et refermés aussitôt, enveloppent d’une ombre mystique cet acte de foi, d’amour et d’adoration, cet hommage rendu par une âme ravie et des lèvres tremblantes au pouvoir, au mystère, à la douceur divine des sons. Tu fais cela, musique ! et, nous souvenant de Bordes, nous songeons à tout ce qu’elle a fait, hélas ! et même à ce qu’elle n’a pu faire pour lui. Mais lui ne fut sensible qu’à ses faveurs. Comme il l’en a remerciée ! Voici le testament de sa reconnaissance et de sa tendresse. Il est éloquent de plus d’une manière. Autant et plus encore que le mémorial d’un genre ou d’un style d’art, le Madrigal à la musique en est un exemple et une leçon. Moderne, original, et le plus éloigné possible de l’imitation ou du pastiche, il montre que Bordes, en ranimant le génie de la polyphonie vocale, n’a pas entendu le rappeler seulement à l’honneur, à la gloire, mais à la vie. Témoins de cette résurrection, nous apprenons ou rapprenons ici que des pensers nouveaux peuvent aujourd’hui, pourront demain s’exprimer, aussi bien que par la moderne symphonie des instrumens, par l’antique concert des voix, et que peut-être l’avenir ne demeurera pas sourd éternellement à la chanson des lèvres humaines.

C’est ainsi qu’une telle œuvre nous enseigne. Mais elle nous émeut aussi. Pieuse envers la musique, elle l’est envers ces musiciens du xvie siècle, que Bordes connut les premiers, que les premiers il nous fit connaître et qu’entre tous il ne cessa point de chérir. Huit jours avant sa mort, sous les voûtes de Saint-Gervais, il était encore leur interprète. Nous l’avons dit, le Madrigal à la musique est un témoignage d’amour. Il est juste que l’artiste ait voulu le rendre à son art dans l’une des formes de son art qu’il a le plus aimées.