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De même il est bien possible que la plus grande originalité de ses lieder consiste dans un style où se rencontrent, sans se heurter ou seulement se contredire, les marques de la tradition classique avec les signes de l’esprit nouveau. Rien ici ne sent l’étude ou l’école. Nulle trace d’un système arbitraire, pas une formule, pas une recette apprise et machinalement appliquée. Un des charmes de cette musique est dans son indépendance. Tout y est libre : le rythme, le ton, le mode, et ces diverses franchises, le musicien les doit sans doute à la musique populaire, qu’il aima toujours un peu comme la mère ou la nourrice de la sienne. Moderne par l’intérêt constant et constamment renouvelé de l’accompagnement symphonique, un lied de Bordes l’est encore par la valeur du détail pittoresque ou sentimental, de l’accent, de la touche ou de la tache sonore, imprévue et significative. Dans Promenade matinale, un certain cri de plaisir : L’air est vif ! lancé tout à coup, à la fin d’une mesure, éveille, avec trois notes, une réplique de piano (de hautbois dans la version pour orchestre), aussi vive et piquante que l’air même du matin. Trois lignes plus bas, un oiseau s’envole, « Et son reflet dans l’eau survit à son passage. C’est tout. » Sur les deux derniers mots, deux notes encore, mais tout autres, non plus brillantes, mais éteintes, qu’un court silence précède et que suit un plus long silence, disent, tout bas, que le paysage ou la scène est, en effet, peu de chose, mais quelque chose d’exquis. Au début de l’Heure du berger (La lune est rouge, au brumeux horizon) quelques accords parfaits qui descendent, et la voix, qui décline en même temps, entrent avec une lenteur mystérieuse dans la tonalité, qu’une note, altérée à dessein, retarde, et qui se fixe, à la fin seulement, tout autre qu’on ne l’aurait attendue.

Le premier numéro des Paysages tristes (Soleils couchans) commence par une marche quasi funèbre. Une mélodie précise, à peu près carrée, accompagne la première strophe de quatre vers. Mais sur les derniers mots, au lieu de conclure, elle se poursuit et, cueillant comme au passage la seconde strophe, elle l’emporte, sans s’interrompre, en un mouvement, en un courant nouveau. Rien de plus harmonieux que cette inégalité métrique entre la période poétique et la période musicale. Rien d’aisé comme la façon dont celle-ci, plus longue et plus souple, enveloppe l’autre et l’entraîne.

Enfin, sur un vieil air (c’est le titre même d’un parfait petit chef-d’œuvre), Bordes sut composer, dans le goût à la fois le plus moderne et le plus pur, une jeune chanson. Vous connaissez les vers de Verlaine :