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documentés sur ces questions. C’est très bien. J’avoue, pour ma part, n’en avoir qu’une connaissance un peu superficielle, et je craindrais de lâcher quelque sottise. Aussi bien ces jeux de la sociologie ne sont pas mon affaire. Critique de théâtre, c’est du point de vue du théâtre que j’ai à juger une pièce de théâtre ; que les idées qui ont inspiré son œuvre à M. Paul Bourget soient justes ou fausses, il s’agit ici de savoir comment il les a fait passer à la scène.

Ce n’était pas facile. Ou plutôt la difficulté était d’éviter un moyen aisé et séduisant de manquer l’essentiel du sujet. Pour ces pièces sociales, un système s’est établi qui consiste à présenter une succession de tableaux plus ou moins étroitement enchaînés, mais abondamment illustrés de figurations mouvantes, grouillantes, bruyantes, et réglés avec un art qui fait honneur au metteur en scène. Admirez ici à quel point les auteurs, même les plus réfléchis, et, comme on dit dans la Barricade, les plus « consciens, » peuvent s’abuser sur la nature de leur œuvre ! Chez M. Bourget, les facultés critiques égalent la faculté de création. Or il a déclaré aux interviewers, il a même écrit que sa pièce est une chronique de l’année 1909 en quatre tableaux, qu’il a fait pour le temps présent ce que Vitet dans les États de Blois faisait pour les époques historiques. N’en croyez pas M. Bourget ! Il se trompe sur son propre cas, et c’est tant mieux. Sa pièce n’est pas une série de tableaux, formule qui convient à l’imagerie plutôt qu’à la littérature dramatique ; c’est une pièce de théâtre. Comme dans les pièces bien faites, et elle est extrêmement bien faite, tout s’y enchaîne avec l’espèce de nécessité qui des causes fait sortir leurs effets.

Ajoutez enfin que le langage abstrait des économistes nous a habitués à employer ces termes : le capital, le travail, le patron, l’ouvrier. Mais la réalité ne connaît pas ces êtres abstraits, ces entités. Dans le monde tel qu’il est, il y a des patrons et des ouvriers, dont chacun a son tempérament particulier, son humeur, ses travers, ses faiblesses. Aucun d’eux n’est uniquement l’homme de son métier : c’est en outre un homme, tout simplement, ayant un cœur tourmenté de passions, comme est le cœur des pauvres hommes. On est, en même temps que patron, père, mari, ami, amant, on est libertin ou rangé, prodigue ou avare. En même temps qu’on est ouvrier, on a une famille, une maîtresse, de l’amour, des haines. Et jamais les deux êtres qui coexistent dans un seul ne sont entièrement séparés. Ce qui est de l’homme se mêle sans cesse à ce qui vient de sa condition. Là où nous n’apercevons que la lutte des classes, il y a en outre le heurt