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ceux qui sont restés ici, aux Archives, à leur poste, et dont quelques-uns laissaient percer leur effroi… On n’ose faire de provisions, parce qu’on craint les réquisitions. C’est un peu comme en décembre dernier et ; comme alors, on entend sans cesse, et même de plus près, le canon. Les détonations d’artillerie sur les remparts font trembler les vitres. Les trois dernières nuits, la canonnade a été incessante. En ce moment, le bruit de l’orage se mêle à celui du canon.

Le peuple est dans un vrai délire, il confond dans une haine commune et irréfléchie Badinguet (comme il appelle l’Empereur), Thiers, Jules Favre, le général Trochu et toute l’Assemblée de Versailles. Louis Blanc, lui-même, ne serait pas en sûreté ici.

Je relisais hier, dans l’admirable histoire de la Révolution française par M. de Sybel, ce qui a trait à la Commune de 1792 et 1793 : on dirait un récit de ce qui se passe sous nos yeux. Chose affreuse ! le peuple en veut beaucoup plus aux Versaillais qu’aux Prussiens… Hier des paysannes, venues au marché, faisaient l’éloge des Prussiens. « Ce sont des gens fort polis et très bien, » disaient-elles. Quant aux Versaillais, on ne les traite que de monstres et d’assassins. On a institué des cours martiales et une sorte de tribunal révolutionnaire. Le fait est que les classes pauvres se figurent que la Commune les rendra riches et leur donnera du bon temps. Quant à une République, comme forme politique, elles s’en moquent et ceux qui ont cru qu’elles étaient républicaines sont des dupes ! Elles sont révolutionnaires. Infatuées de leurs espérances, elles tiennent pour ennemis tous ceux qui se refusent à partager leurs rêves socialistes ; elles en veulent surtout aux républicains de gouvernement, qu’elles accusent de trahison. On a arrêté aussi des bonapartistes connus et saccagé leurs maisons. Comment l’Assemblée de Versailles se tirera-t-elle de tout cela ? Même en cas de victoire, quels embarras ! Quelle détresse ! Gare à la première dictature !

… Je ferme ma lettre au bruit du canon qui gronde avec fureur. Les fédérés sont toujours à la Porte-Maillot et à l’entrée de Neuilly. De ce côté, les troupes de Versailles occupent le pont de Neuilly, l’île de la Grande-Jatte et leurs batteries sont postées sur les hauteurs de Courbevoie. Les fédérés se battent avec acharnement et beaucoup ne savent pas ce que c’est que la Commune. Tout ce qu’ils savent, c’est qu’ils ont maintenant une