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n’est le plus souvent qu’un point mathématique. L’indépendance intérieure dont jouit orgueilleusement le Suédois ne nous offre qu’un charme médiocre à nous qui sommes sans cesse agités du désir de convaincre et d’émouvoir. La douceur de caresser en soi des idées qu’on gardera pour soi n’est pas plus une volupté française que l’ivresse solitaire n’est un vice français. Egalitaires de sentiment et aristocrates d’esprit, jetés par la série de nos révolutions dans la misère des querelles politiques, où l’incompétence des uns exploite l’ignorance des autres, nous ne savons pas honorer nos maîtres d’un jour par souci de l’ordre et nous ne pouvons pas les mépriser jusqu’au silence. Nous nous faisons une vie périlleuse et passionnée, mais au centre de laquelle, comme au cœur d’un cyclone, notre éternel besoin de sympathie nous réserve une petite zone tranquille où la violence des paroles s’affine en paradoxes et où la hardiesse des pensées se fond en scepticisme. Et nous rachetons ce qu’il y a d’antisocial en nous par ce qu’il y a d’éminemment sociable. Les Suédois ne nous comprennent pas toujours, et nous ne comprenons pas toujours les Suédois. Quand ces hommes, si soumis aux conventions qui les régissent, si dociles à l’opinion, si réservés dans leur démarche, si mesurés ou si timorés en tout ce qui touche aux questions brûlantes, nous vantent leur incomparable liberté, nous sommes tentés de croire qu’ils n’ont jamais « rien de trop dans l’âme, » et ils nous font parfois l’effet de gens qui vivraient de quatre sous et qui s’écrieraient : « Nous sommes millionnaires ! »


Il est assez curieux que les revendications les plus audacieuses et les idées les plus révolutionnaires soient parties des femmes, et surtout des vieilles demoiselles. Réduites au célibat par la pénurie des hommes et par le temps qu’ils mettent à se créer une situation, elles sont moins respectueuses d’un état social dont elles ont apprécié les inconvéniens. Depuis que Frederika Bremer les a tirées de la triste pénombre où les reléguait l’égoïsme masculin et les a fait entrer dans sa lumière, elles n’ont pas cessé de harceler l’apathie de leurs maîtres et de remuer la vie stagnante du pays[1]. La plus célèbre d’entre elles, Ellen Key, possède tout ce qui manque à la jeunesse virile d’Upsal : l’enthousiasme, la

  1. Leurs luttes et leurs conquêtes ont été fort heureusement racontées dans le joli livre de Marc Helys : A travers le féminisme suédois (librairie Plon).