Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 55.djvu/191

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Oronte enfin, de Molière, avait Bussy pour original, ne se sont pas montrés hommes d’un goût trop faux.

Et cependant Bussy a eu, incontestablement, au XVIIe siècle, une grande réputation de bel esprit. Si Segrais, en souvenir tendre de Mme de La Fayette, parle de lui comme nous avons vu, Bouhours, qui faisait autorité, le cite partout : dans sa Manière de bien penser sur les ouvrages de l’esprit, pour en dire : « Un homme de qualité qui a de l’esprit infiniment et qui écrit d’une manière dont les autres n’écrivent point… » dans ses Pensées ingénieuses des anciens et des modernes, où Bussy figure vingt fois ; dans ses Nouvelles remarques sur la langue où Bouhours après avoir cité un exemple de Brantôme ou de Balzac ajoute : « Mais le troisième exemple est à mon gré d’un plus grand poids que les deux autres, parce qu’il fait voir que la manière de parler dont il s’agit se dit aujourd’hui (sic) par les personnes qui parlent le mieux. » Suivait une citation de Bussy, et Bouhours, reprenant : « Après cela je ne pense pas, ni que personne s’obstine à m’attribuer cette phrase, ni qu’on ose la condamner. » — Le Roi citait Bussy, comme on a vu, quoique ne l’aimant pas, parmi les académiciens qui avaient de l’esprit. La Bruyère disait : « Capys qui s’érige en juge du beau style et qui croit écrire comme Bouhours et Rabutin. » — D’où vient ce concert d’admiration, d’engouement pour ainsi dire ? Il faut se dire, d’abord que Bussy n’écrivait point mal, surtout en prose ; ensuite que l’esprit de salon et de ruelle était chose dont on faisait si grand état à cette époque qu’il suffisait à fonder une réputation et que Bussy était un représentant illustre de cet esprit-là ; enfin et surtout que Bussy était un grand gentilhomme homme de lettres, qu’il avait pendant vingt ans occupé les esprits de ses actions d’éclat comme militaire et comme homme de lettres de ses écrits, que rien n’imposait alors comme cette rencontre de la gloire du nom, de la gloire des armes et de la gloire littéraire et que chacune faisait toujours éclater avec quelque exagération les deux autres. Ainsi en est-il advenu pour La Rochefoucauld ; seulement sur lui on ne se trompa point ; ainsi pour Bussy ; seulement sur lui ce fut une erreur. — Sans lui être hostile, on peut dire de lui, à très peu près, comme Voltaire, « que M. de Bussy-Rabutin n’avait en somme rien de remarquable que l’admiration sans borne que professait M. de Rabutin pour M. de Bussy. »


EMILE FAGUET.