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personnage qu’était Bismarck, l’importance de cet autre personnage, Dieu.

Qu’un jour vienne où Bismarck sera mis au repos, brutalement et pour toujours, par un message de Guillaume II ; la religion ne sera pas pour lui une consolation ; il ne saura pas prendre congé de l’action, prendre congé de la gloire, comme près d’un demi-siècle auparavant il avait pris congé de la jeunesse et des plaisirs ; le christianisme ne fera pas de lui un détaché, un résigné, ni même simplement un philosophe ; et dans son amère et stérile vieillesse, le même homme qui si longtemps avait demandé à cette foi la vigueur d’agir ne songera même pas à y chercher une autre force, celle d’être doux avec la disgrâce, celle de supporter et celle d’accepter.

Ramassez ensemble tous ces divers traits : ils composaient dans l’âme de Bismarck une religiosité très originale, et qu’on ne peut comparer à aucune autre. Le point de départ en est un remords, une confiance fiévreuse dans les mérites de la Rédemption ; un certain abattement résultant du sentiment permanent de la déchéance ; un besoin de faire pénitence, et même de se confesser : un certain nombre de saints ont débuté de même. Mais voyez s’épanouir cette religiosité : elle ne s’intéresse ni aux autres hommes, ni même à la gloire de Dieu, et pas beaucoup, non plus, à la vie future, mais, presque exclusivement, à la bonne hygiène de l’âme de Bismarck, à la saine intégrité de l’énergie de Bismarck, qui requièrent l’aide de Dieu.

Si vous observez les racines, cette religiosité paraît très profonde ; si vous en épiez le développement, vous la sentirez étrangement bornée. Elle est issue d’un mouvement d’humilité sincère ; et puis, elle aboutit à une sorte de méthode pour le perfectionnement d’un homme fort ; ou, comme eût dit Carlyle, pour la fabrication d’un « héros, » mais d’un « héros » qui n’a rien de nietzschéen, qui n’aspire point à se donner à lui-même l’égoïste jouissance de déployer sa force, mais qui veut, simplement et fortement, la mettre au service du Roi et en faire profiter l’État.


II

Des théoriciens existaient, — le plus bruyant d’entre eux était Stahl, — au regard desquels l’Etat ne pouvait être que