Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 55.djvu/121

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

inconvenant qu’un peintre puisse avoir l’idée de traiter de manière si profane et si licencieuse les grandes scènes de la vie du Christ. On lui pardonne, mais on lui dit de ne plus recommencer. Nous n’y avons pas assez pris garde : ce jugement marque la fin de l’école vénitienne. Paul Véronèse n’a pas de successeurs. Nous allons voir l’école vénitienne sommeiller pendant tout un siècle et ne vivre, elle jusqu’alors si autonome et si fière de son indépendance, qu’en s’éloignant de ses traditions et en se mettant à la remorque des écoles étrangères. Les peintres de Venise vont imiter les peintres de Bologne, et cela est logique : c’est la suite de l’arrêt porté contre Paul Véronèse, c’est la conséquence de l’action souveraine exercée sur toute l’Italie par les papes de la contre-Réforme : ils exigent que partout l’art se consacre exclusivement au service de la pensée chrétienne.

Enfin, dans l’évolution des écoles italiennes, un point capital ne doit jamais être oublié, c’est l’action profonde exercée par Léonard de Vinci sur les écoles du nord de l’Italie. Léonard quitte Florence avant que la doctrine de l’imitation de l’antiquité y soit devenue un dogme. Il résume en lui toutes les conquêtes de l’école naturaliste de Florence et il les porte à leur plus haut degré de perfection. A l’opposé des artistes qui cherchent dans leur pensée des formes supérieures aux formes créées, il est par excellence le scrupuleux observateur de la vie, le savant, non l’inventeur, le fidèle, non l’imaginatif. Il se distingue, toutefois, des purs réalistes tels que le Caravage qui, pour donner à leur doctrine une forme plus impressionnante, s’attachent à ne faire aucun choix dans la nature ; il met, lui, tout son art, en étudiant cette nature, à choisir ce qu’elle nous présente de plus beau : mais son dogme est que toute beauté est renfermée en elle et que le véritable rôle de l’artiste est de la découvrir, de la comprendre et de la reproduire.

Cette doctrine de Léonard était également apte à se prêter aux formes les plus diverses : elle pouvait satisfaire tour à tour les écoles les plus spiritualistes, toutes concentrées dans l’étude de l’âme humaine, et celles qui se contentent de se réjouir à la vue des formes et des couleurs, à la vue de toutes ces beautés dont la nature se pare pour charmer nos yeux.

Léonard était un grand spiritualiste comme son maître le Verrocchio, mais il y avait en lui l’âme d’un voluptueux, et sa vie, passée tout entière, non dans la tranquille solitude des