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développement des ports de l’Adriatique ; sa pénétration, à elle, descend du Nord et se dirige vers Salonique ; elle coupe, à angle droit, la direction des intérêts italiens.

Constatant cette rivalité, cette divergence d’intérêts qui va toujours s’envenimant, le baron de Chlumecky[1] se demande « si l’Albanie finira par devenir, pour les deux alliées, un nouveau Sleswig-Holstein. » A certaines heures, on pourrait le croire : une dangereuse agitation serait, dit-on, préparée en Albanie pour le printemps prochain ; l’Autriche et la Bulgarie chercheraient à provoquer des troubles pour en profiter. Sans ajouter à ces noires prévisions plus de foi qu’il ne convient, il faut reconnaître que, dans l’Europe tranquille de cet hiver, la question albanaise reste un élément d’inquiétude. Les Albanais sont mécontens, troublés, et si les ministres du Sultan ne prennent pas tous les ménagemens nécessaires, une crise pourrait éclater dont le régime jeune-turc aurait beaucoup à souffrir. La France, amie des Jeunes-Turcs et protectrice des Mirdites, est bien placée pour donner aux uns et aux autres des conseils de prudence dont l’Europe devrait lui être reconnaissante, car l’Europe entière, l’Autriche et l’Italie surtout, ont le plus grand intérêt au maintien de la paix dans les Balkans. Il faut laisser du temps à la réorganisation ottomane ; et il arrivera de deux choses l’une : ou bien les Jeunes-Turcs échoueront dans leur œuvre, et la poussée des nationalités disloquera l’Empire ottoman en Europe ; dans ce cas, l’Albanie ne pourrait que constituer un Etat autonome qui entrerait dans la confédération balkanique qui ne tarderait pas à se former ; ou bien la Turquie deviendra un Etat vraiment européen, bien policé, jouissant d’une réelle égalité entre les diverses races et les diverses confessions, sillonné de routes et de chemins de fer ; et alors l’Albanie trouvera, dans l’Empire ottoman, son développement normal. Pénétrée peu à peu par la civilisation européenne, elle évoluera ; mais elle gardera son originalité ; elle restera la vieille terre des Pélasges, mère des héros.


RENÉ PINON.

  1. Leopold Freiherr von Chlumecky : Œsterreich-Hungarn und Italien. Leipzig et Vienne, 1907.