Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/802

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Adriatique dans laquelle elles viennent tomber en falaises abruptes. Mais, si épais, si chaotique qu’il soit, il n’est pas de massif de montagnes qui n’offre des coupures par où les routes et les chemins de fer puissent se glisser. Ces passages naturels existent à travers l’Albanie : ils étaient connus des Romains. De Durazzo à Salonique la grande voie naturelle par Okrida et Monastir, ou par le Sud du lac d’Okrida et Florina, n’offre pas de grandes difficultés. L’obstacle, entre l’Adriatique et la Macédoine, ce n’est pas le rocher, c’est l’homme : c’est l’inertie turque et le particularisme albanais.

Seul peut-être de tous les peuples d’Europe, l’Albanais a traversé l’histoire et est resté semblable à lui-même. Il est un descendant des anciens Pélasges, dont les Grecs n’étaient eux-mêmes qu’un rameau descendu vers le Sud ; avant qu’il y eût une histoire, il était déjà fixé dans ses montagnes. Les poèmes homériques font son portrait, qui n’a guère changé. Achille, avec sa bravoure brillante et un peu fanfaronne, avec son caractère obstiné et vindicatif, est bien le prototype des Albanais d’aujourd’hui. Alexandre le Grand est aussi un Albanais ; pour l’élève d’Aristote, le grec est la langue de la haute culture et de la politesse ; mais dans l’emportement de ses colères il revient au vieux parler national. Plutarque, dans son récit de la mort de Clitus, nous dit qu’Alexandre, transporté de rage, sort de sa tente et apostrophe ses serviteurs « en langue macédonienne. » Cette langue ne pouvait être, disent les savans, que le vieil idiome des Pélasges dont l’albanais actuel, avec des infiltrations de mots slaves, turcs et grecs, est une survivance.

Sur les pas d’Alexandre et de ses successeurs, les bataillons albanais foulent les vieux empires de l’Asie. Déjà, les montagnes de l’Epire et de l’Illyrie remplissent leur fonction historique : elles sont un réservoir qui laisse couler son trop-plein d’hommes vers les riches plaines d’alentour. Avec Pyrrhus, roi d’Epire, les Albanais font trembler Rome. Lui vaincu, l’Epire et l’Illyrie sont soumises aux Romains ; pendant plusieurs siècles, la race albanaise vit dans les cadres de l’administration et de la paix romaines. L’illyrie n’a plus d’histoire particulière, mais les hommes qui y naissent sont renommés pour leur énergie un pou brutale, leur aptitude à la guerre et aux fonctions publiques. La montagne est sillonnée de routes ; des colonies latines y sont établies, signe certain que le particularisme des