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menuisier qui fait toutes les bières, et il n’a qu’un modèle. Vous savez aussi que vous serez conduit à l’église sur une voiture de charge qu’on aura peinte en noir. Vous n’avez pas à songer aux panaches : on ne les connaît point. Mais les chevaux, vous le savez, auront des linges blancs attachés aux harnais ; et l’on vous mènera aussi lentement et aussi solennellement qu’un paysan… Les gens du village se réuniront autour de vous, et toutes les femmes tiendront leur mouchoir à la main. Personne ne pleurera. Les mouchoirs resteront pliés, et on ne les mettra point devant les yeux. On pleurerait si c’était l’usage ; mais ce ne l’est pas. Vous comprenez que, s’il y avait beaucoup de chagrin et beaucoup de larmes devant un cercueil, ce serait pénible pour celui qui n’est regretté de personne. Ils savent ce qu’ils font à Swartsiœ !… Vous serez enterré un dimanche, de sorte que vous aurez autour de vous toute la commune, et la jeune fille avec laquelle vous dansiez à la dernière veillée de la Saint-Jean, et l’homme avec lequel vous échangiez des chevaux à la dernière foire. Et le maître d’école sera là qui s’occupait de vous, lorsque vous étiez un petit garçon, et qui vous aura oublié, bien que vous ne l’ayez pas oublié ; et le vieux député qui jamais autrefois ne daignait vous saluer… Soyez certain que tous les paroissiens vous accompagneront au cimetière. Et notez qu’ils auront tous l’air petit et pauvre. Un seul est grand et vénérable, vous dans votre bière, vous qui êtes mort. Les autres se lèveront le lendemain pour les pesantes et grossières besognes. Ils seront assis dans leurs vieilles cabanes et porteront de vieux vêtemens rapiécés. Ils souffriront encore et seront opprimés et humiliés par la pauvreté. Mais vous, vous n’aurez plus jamais besoin d’examiner si le col de velours de votre pardessus commence à blanchir sur les bords. Vous n’aurez plus jamais besoin de faire à votre foulard le pli qui en cache la coupure. Vous n’aurez plus jamais besoin de prier les marchands de campagne de vous laisser leurs marchandises à crédit. Et, en vous accompagnant, chacun se dit qu’il vaut mieux monter vers le ciel sur les nuages blancs du matin que d’éprouver la vie aux nombreuses peines…[1]. »


J’ai été, sinon le premier, du moins un des premiers à parler

  1. Les Deux frères (Reines de Kungahalla).