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L’imagination vivifiée par la tendresse mène le monde. Les erreurs dont on l’accuse ne retombent que sur notre égoïsme. Selma Lagerlöf nous met en garde contre l’exemple des rêveurs qui se prennent pour objet et pour fin de leurs rêves. Si elle ne leur est pas trop sévère, — car tout lui semble préférable à la sécheresse et à la stérilité des êtres sans poésie, — elle ne nous dissimule ni le mal qu’ils se font, ni celui qu’ils font aux autres. Elle veut qu’on soit avant tout, — et l’expression est charmante en suédois, — un homme de la vie, livetsman, c’est-à-dire un homme qui n’esquive aucune responsabilité, qui ne se dérobe à aucun devoir, qui agisse vaillamment et qui embellisse la réalité non seulement par ce qu’il y ajoute de son âme, mais encore plus par ce qu’il en dégage de beauté mystérieuse.

Elle n’ignore pas le danger que courent les imaginations des solitaires ! Les aurores boréales et les soleils de minuit ont aussi leurs Tartarins ; et le Per Gynt d’Ibsen, débarrassé de l’obscure complexité où le grand dramaturge du Nord nous a moins prouvé la profondeur que la confusion de ses idées philosophiques, nous en présente un admirable type. Plus fréquent en Norvège qu’en Suède, Selma Lagerlöf devait cependant le rencontrer, et à peu près dans la même classe sociale[1]. C’est un pauvre matelot, dont sa mère dira que tout enfant il était plus beau, plus blanc que les autres, un fils de prince né par hasard sous un toit de chaume, sur une côte sablonneuse et plate. On le tient dans le pays pour un menteur invétéré. Il n’a cependant aucune intention de tromper. Il imagine, et vit au milieu de ses richesses imaginaires comme un dormeur que le bruit des lazzi ne réveillerait pas. Il est brave. Il ne rechigne ni à la peine, ni au péril ; mais son esprit ne consent jamais à toucher terre. Il épousera, loin de son hameau, une jeune fille séduite par cette distinction naturelle qui donne à ses grossiers vêtemens l’apparence d’un déguisement, et par les descriptions de son opulente demeure et de sa noble famille. Il l’emmène, et, tout le long du voyage, il lui verse sans scrupule l’ivresse de ses fictions dont il ne sent pas qu’elles deviennent criminelles. On arrive enfin ; et les voici qui cheminent à travers les chardons et les sables, elle d’abord déçue, puis inquiète, puis épouvantée, lui désormais silencieux, tous deux inégalement victimes d’une imagination qui ne s’est

  1. La Femme du Pécheur (les Liens invisibles).