Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/791

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais les neveux et les nièces eurent maille à partir avec l’oncle Ruben. L’exemple de ce maudit oncle s’interposait toujours entre eux et leur plaisir favori. Impossible de descendre l’escalier à califourchon sur la rampe : l’oncle Ruben en était mort. Impossible d’escalader les chariots à foin, de ramer dans la barque, de pêcher à la ligne, de se balancer au-dessus de l’eau : l’oncle Ruben était mort partout. Ah, comme ils se fussent révoltés de bon cœur contre sa tyrannie ! Mais, lorsqu’ils eurent des enfans, ils commencèrent aussitôt à tirer parti de l’oncle Ruben. Et ces enfans, moins crédules aujourd’hui, peuvent se demander si le fameux oncle n’est pas un mythe. Au fond, ils restent aussi convaincus de sa grandeur que les générations précédentes. Un jour viendra où ces blasphémateurs feront un pèlerinage à la vieille maison et restaureront le vieux perron de pierre. Ils auront à leur tour senti la nécessité du grand homme.

Il suffirait d’un rien pour que ce joli conte s’aiguisât en facétie maligne et subversive. Si nous révisions le procès des grands hommes, combien d’Oncles Ruben compterions-nous ? Rappelez-vous la page célèbre de Renan au sujet du roi David. « L’humanité croira à la justice finale sur le témoignage d’un bandit qui n’y pensa jamais et de la sibylle qui n’a point existé. Teste David cum Sibylla. O divine ironie ! » Qu’importe ? Dirait Selma Lagerlöf. Plus vous rabaisserez historiquement les oncles Ruben, plus j’exalterai la vertu de l’amour et de l’imagination. S’ils ne sont que les créations de notre fantaisie, respectons dans leur personne imaginaire les plus nobles idées que nous ayons conçues. Ce que nous cherchons en eux, soyons fiers de l’avoir trouvé en nous. Quand donc les hommes comprendront-ils qu’en mutilant leurs dieux ils se diminuent eux-mêmes ? Le culte de la vérité commande-t-il un pareil sacrifice ? Mais l’action que ces puissans fantômes ont exercée sur nous, le bien qu’ils nous ont fait, la force qu’ils nous ont inspirée, les progrès que nous leur devons, tout cela constitue une vérité qui, elle aussi, a ses droits et mérite notre déférence. S’ils sont appelés à mourir, ils mourront d’eux-mêmes, le jour où ils auront épuisé tout ce qu’ils avaient en eux de réalité féconde. Mais sachons que ceux qui prendront leur place ne seront comme eux que des incarnations de nos rêves. Le scepticisme s’en amuse parce qu’il ne se joue qu’à la surface des choses. S’il descendait plus profondément, il se heurterait à une telle vérité d’amour qu’il s’évanouirait.