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Impératrice ne s’est-elle pas divertie de la crédulité humaine ? Ne spéculait-elle pas sur la naïveté des pauvres gens qui s’imaginaient qu’elle se dépouillerait de son trésor ? Selma Lagerlöf ne nous autorise pas un instant à la juger ainsi : elle est trop convaincue que les mensonges bienfaisans ne sont que des intuitions du cœur et comme les jeux devins de l’éternelle vérité. Son Impératrice est restée longtemps à genoux dans l’église, suppliant Dieu qu’il lui permît de secourir les habitans de la côte ; et, quand elle leur a parlé, ses larmes se sont mêlées aux leurs. C’est à son insu, « grâce à la sagesse impériale déposée dans son cœur de Régente, » qu’elle a réussi au-delà de ce qu’elle avait espéré. Quant au Père Verneau, un petit moine desséché, mal tenu, mal rasé, j’avoue que le fond de sa pensée m’échappe. Lorsque l’évêque, d’abord amusé de son aveu, se reprend et s’écrie : « Ose-t-on comparer un pareil coffret à la Providence ? » je ne saisis pas exactement l’accent dont il répond avant de se glisser hors de la chambre : « Toutes les comparaisons pèchent. Monseigneur, toutes les pensées des hommes sont vaines. » Nous pourrions discuter sur l’état d’esprit du Père Verneau. Qu’est-ce à dire, sinon que Selma Lagerlöf, entraînée par sa fantaisie créatrice, donne souvent à ses personnages, d’un geste ou d’un mot, la profondeur énigmatique de la vie ?

Les mêmes réflexions s’imposent, mais avec plus de force, si l’on songe à sa nouvelle intitulée L’Oncle Ruben. Un enfant de trois ans s’endormit un jour sur un perron de pierre, attrapa un refroidissement et mourut. La mère en conçut un de ces chagrins qui défient le temps ; et aucun de ses autres enfans ne fut jamais plus présent à sa pensée que le petit Ruben. Ni ses frères, ni ses sœurs ne pouvaient s’asseoir sur un escalier ou sur une balustrade, qu’elle ne leur rappelât sa mort ; et, son image grandissant avec eux, ils la parèrent de toutes les vertus qui justifiaient à leurs yeux la préférence de leur mère. Quel merveilleux enfant il devait être pour que la mère l’aimât ainsi ! Ils comprenaient qu’ils ne pourraient ni l’égaler ni le remplacer. Toutefois ils s’y efforcèrent ; et, lorsque la mère les quitta, le petit Ruben était devenu pour eux le symbole de la vie honnête et laborieuse, de la piété filiale et du touchant souvenir des années difficiles. « Ce fut sous cette forme qu’il glissa dans la vie de ses neveux et nièces. L’amour maternel l’avait rendu grand, et l’action des grands hommes s’exerce de génération en génération. »