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Turgot, la fusion du fait historique et du droit national ? Toutes les hypothèses sont permises. Il me sera permis de dire qu’elles sont également vaines. Broder en imagination sur des événemens accomplis et refaire après coup l’histoire est un divertissement d’esprit pour lequel je me sens peu d’aptitude et peu de goût.

Mais une autre question se pose, sur laquelle nous avons des données plus précises et à laquelle, par suite, on peut essayer de répondre : c’est quelle fut l’influence, sur le sort de la monarchie, du ministère réformateur, et quel résultat produisit, dans les conditions politiques où se fit l’expérience, la tentative avortée de Turgot. J’ai rendu aux lumières comme au caractère de Turgot un assez respectueux hommage pour avoir le droit de dire qu’à mon avis le résultat final fut nuisible à la royauté. Turgot, sans peut-être en avoir conscience, concevait la monarchie comme une démocratie royale, où un despote vertueux régnerait seul sur un peuple nivelé. Il semble n’avoir point compris la nécessité primordiale, dans un pays constitué comme la France, d’une aristocratie solide, élargie à sa base, tempérée dans ses privilèges, assez puissante toutefois pour être le support du trône, pour lui servir de digue contre l’assaut de la vague populaire. La vieille constitution française était trop vermoulue pour qu’on pût, sans danger, retirer les étais qui maintenaient encore l’édifice Louis XVI, tout médiocre qu’il fût, en avait eu le sentiment comme en font foi les notes ajoutées de sa main aux éloquens mémoires de son ministre ; le simple instinct de la conservation lui enseignait ce que n’avait pu découvrir l’impeccable logique d’un théoricien de génie. L’échec des projets de Turgot découle essentiellement de cette conception fausse, et cet échec ne pouvait qu’aggraver le péril menaçant. En éveillant des espérances qui ne furent point réalisées, en annonçant de beaux projets qui ne purent aboutir, en faisant luire aux yeux des misérables un idéal qui s’évapora en fumée, Turgot, selon toute apparence, précipita les catastrophes qu’il prévoyait avec lucidité et que son noble cœur voulait épargner à la France. Il avait, en effet, rendu sensibles et, pour ainsi dire, éclatantes, « deux vérités également funestes à la monarchie : la nécessité d’une grande réforme, et l’impuissance de la royauté à l’accomplir[1]. »

  1. Albert Sorel, l’Europe et la Révolution.