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de l’enterrement, et, tout à coup, Sander dit à sa femme : « Je ne veux pas que cet enfant-là soit mis dans mon tombeau. » « À ces mots, les yeux d’Ebba devinrent subitement secs. Toute sa petite forme se rapetissa de peur, et un tremblement la saisit : « Que dis-tu ? que dis-tu ? » — « Ça me gêne. Père et mère y reposent. Le nom de Sander est sur la pierre. Je ne veux pas que l’enfant y soit. » — « Ah ! c’est ça que tu as trouvé ! dit-elle en frissonnant. Je savais bien que tu te vengerais un jour ! » Il rejeta sa serviette, se leva de table, et se dressa devant elle large et haut. Ce n’était nullement son intention de faire passer sa volonté par beaucoup de paroles… « Je ne cherche pas le moins du monde à me venger, dit-il sans élever la voix. C’est simplement que je ne peux pas souffrir cette chose-là. » — « Tu parles comme s’il ne s’agissait que de le changer de lit ! Puisqu’il est mort, peu lui importe. Mais moi, je serai une femme perdue. » — « J’y ai songé ; mais je ne peux pas. » — « Alors, pourquoi m’as-tu pardonné ? » gémit-elle… »

Connaissez-vous beaucoup de dialogues qui éclairent en moins de mots une situation plus dramatique et deux caractères plus tranchés ? J’ai là tout ce qu’il me faut pour reconstruire tout un passé. L’homme, le maître, est taciturne, inébranlable, orgueilleux et dur, mais dur sans méchanceté. Il a pardonné, parce qu’il n’a pas voulu s’avouer atteint et aussi parce que son sentiment à l’égard de la femme se complique d’une indulgence méprisante pour sa faiblesse et pour ses défaillances. Mais, durant cinq ou six ans, le cruel souvenir l’a rongé ; et, maintenant que l’enfant adultérin est mort, sa volonté se cabre devant l’horreur d’imposer ce mensonge à ceux qui dorment dans son tombeau de famille. Il a consenti par orgueil à mentir aux vivans. Dût son foyer en être éclaboussé, il ne peut pas mentir à ses morts. Quant à la femme, j’ignorerai toujours les circonstances de sa chute. Ce n’est pas la faute qui nous intéresse, c’est le chemin qui y mène et celui qui en sort. Rien que son attitude, ses larmes, son effroi, son cri, m’indique suffisamment sur quels sentiers de ronces et de misère ses petits pieds ont couru. Elle était honnête et sentimentale ; sa tendresse l’a égarée ; son honnêteté l’a reprise ; et comme toutes les femmes pour qui l’oubli est si facile, elle ne demandait qu’à oublier. Aimait-elle son enfant ? Je n’en sais rien, et peut-être n’en sait-elle rien elle-même. Mais elle tient à la considération ; elle tremble à l’idée du