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sentimens et leurs pensées, lui causent un plaisir dont elle renouvelle sans cesse, et toujours avec le même bonheur, l’expression pittoresque. Elle en comprend l’importance et la valeur. Elle admire dans ces immuables existences l’empreinte des vertus fossiles que les siècles y ont déposée. Une jeune femme a été abandonnée par son mari Le bruit s’en répand. Aussitôt les voisines se rassemblent chez elle ; et une scène s’organise dont les détails sont réglés de temps immémorial. La jeune femme, toute à son deuil, ne doit s’occuper de rien. Elle se tient au milieu de la cuisine, blonde et douce « avec sa grâce de colombe. » Une voisine empressée vaque aux soins du ménage, apporte les tasses, met du bois sur le feu, découpe la pellicule de poisson séché dont on éclaircit le café, pleure un peu et s’essuie les yeux. « . Les bonnes femmes du quartier s’étaient assises le long du mur. Leurs mains rudes reposaient tranquillement sur leurs genoux. Leurs visages hâlés se creusaient de rides profondes. Leurs lèvres minces et pressées se fermaient obstinément sur leurs gencives dégarnies. Elles savaient comment il faut se conduire dans une maison que le malheur a frappée et veillaient à ce qu’on observât dignement les bienséances. Elles célébraient comme un office ou comme un jour férié l’abandon de cette pauvre femme qu’elles avaient le devoir de consoler[1]. » Un sourire passe évidemment sur les lèvres de la conteuse ; mais elle se garderait bien d’égratigner d’une facile moquerie ce respect des bienséances, cette salutaire contrainte qui donne plus de noblesse à nos douleurs et à nos joies. On sent que, si elle était là, elle n’agirait pas autrement que les bonnes femmes du quartier, dont l’attitude impersonnelle représente ce que la sagesse humaine a d’impersonnalité et semble associer à l’infortune de l’individu la sympathie des générations antérieures.

Non seulement elle connaît, pour les avoir pratiquées, toutes les coutumes qui nouent ainsi le passé au présent et qui font de la Suède un pays de traditions persistantes ; mais elle n’ignore aucun des chemins rapides ou détournés par où l’on pénètre dans l’esprit des humbles, car elle est humble elle-même, en ce sens que ses plus beaux dons d’artiste ne sont que des facultés populaires portées jusqu’au génie. Consultez les annales de la charité : vous y constaterez que toutes les belles œuvres ont été

  1. Un Roi déchu (Liens invisibles).