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clocher en cuivre de la reine Christine, et que sillonnaient parfois sur leurs patins muets des ombres d’enfans, sa mère très âgée dont les pas s’étouffaient au seuil de sa chambre comme au seuil d’un laboratoire magique, tous ces détails, et d’autres encore, concouraient à me donner l’impression d’une solitude qui s’offre à elle-même des divertissemens inépuisables. L’auteur célèbre et populaire de Gösta Berling, des Liens invisibles, de Jérusalem, n’éprouvait aucun désir de suivre dans le monde le sillage de son œuvre. Elle fuyait les réceptions flatteuses. Elle se dérobait aux invitations enthousiastes. C’était moins par modestie ou par timidité que pour ne pas interrompre la musique qu’elle jouait à ses rêves. Cette musique, cet accompagnement mystérieux d’une âme qui s’amuse, nous ne l’entendons point mais nous en soupçonnons le rythme au pas capricieux de ses récits. Elle forme autour de son œuvre comme un horizon chantant dont le bruit ne vient pas jusqu’à nous, mais d’où s’élance la divine fantaisie.

Selma Lagerlöf est la reine de la fantaisie, dans un pays dont l’imagination n’a jamais eu la puissance qui ne s’acquiert que sous l’armure de la discipline, et que sa sincérité a toujours rendu inhabile aux prestiges étourdissans de la rhétorique. Chez nous, la fantaisie n’est qu’un des travestis brillans et légers du bon sens le plus aimable et de la raison la plus fine. Nous sommes logiciens comme le diable ; mais il ne nous déplaît pas de déguiser notre logique en folie. Choisissez les œuvres les plus aériennes du génie français : un conte ou une fable de La Fontaine, une comédie de Marivaux ou de Beaumarchais, un roman de Voltaire, le théâtre de Musset, les petites nouvelles de Daudet, et pesez ce qu’elles renferment de volonté, de maîtrise, de dialectique, de calcul dans les proportions et dans les effets, et, si j’ose dire, « de plus lourd que l’air. » C’est à la fois exquis et solide. Comme l’écrivain connaissait bien son public ! Alors qu’il semblait n’obéir qu’à son humeur capricieuse, il sentait mille regards arrêtés sur lui. Son ingénuité n’était qu’une malice dont il savait que nous ne serions pas dupes, mais dont il était sûr que nous lui serions reconnaissans. Il ne se met jamais dans son œuvre au point de s’y confondre. Avant tout, il s’efforce de plaire et subordonne son plaisir à celui des autres. Voulez-vous de la vraie fantaisie, de la fantaisie prime-sautière et sauvage ? Vous en trouverez chez le plus germanique et le moins équilibré