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évoque sa vie battue et tourmentée, passée toute d’exil en exil, à lutter et écrire du fond de l’ombre et des retraites ; quand on connaît ce tempérament de polémiste et de « bon, » dont chaque instant fut une action, ce jouteur qui argumenta sans trêve ni découragement, rebelle, opiniâtre, invulnérable, infatigable, et qui, lorsqu’on lui conseillait de désarmer un moment, répondait : « Nous aurons l’éternité pour nous reposer, » — c’est une surprise que de voir son admirable portrait. Ce grand athlète, c’est donc cette petite figure noiraude, avec sa pelisse élimée de docteur sur sa poitrine chétive ; et cette main fluette qui tient quelques secondes sa plume suspendue, est-ce celle d’où partirent des coups si redoutables ? Le regard surtout est captivant ; un regard long, profond, chargé de mélancolie, et qui vous considère avec accablement. L’ensemble respire un air à la fois de candeur et d’inexprimable douceur. Rien de plus émouvant.

Et peu à peu, à mesure qu’on entre davantage dans l’intimité de ces portraits, une figure se dégage et une pensée vous enveloppe : c’est celle du portraitiste, Philippe de Champagne. D’autres ont travaillé ou peint pour ces messieurs : son neveu Jean-Baptiste, encore si mal connu, ne lui est peut-être pas beaucoup inférieur. Lui seul pourtant reste lié indissolublement au souvenir du monastère. Il est le peintre de Port-Royal. M. André Hallays l’a dit, dans son introduction, avec son tact exquis, sa sûreté de goût, de science et de critique : c’est qu’il existait une sorte de convenance intime entre le talent du peintre et la nature de ses modèles. Il était fait pour eux, comme ils l’étaient pour lui. C’est là un de ces cas de prédestination ou d’harmonie préétablie qui se rencontrent quelquefois dans l’histoire de l’art, et dont les résultats sont toujours les œuvres les plus rares. Mais il y a plus, et il faudrait, si on en avait le temps, écrire l’histoire de sa « conversion. » Elle serait, il est vrai, presque toute à deviner ; on ne peut qu’entrevoir les choses : des œuvres de la jeunesse du maître, presque tout a disparu. Il ne se montre guère à nous que mûr, dans son arrière-saison, aux environs de la cinquantaine, passé l’heure de l’expansion et de l’éclat, comme dans le beau portrait du Louvre, grave, mâle, adouci par les derniers rayons du jour : ainsi que pour tant d’autres à Port-Royal, c’est une de ces vies dont on ne connaît bien que l’automne et le soir.

C’était un Flamand de haute taille et de grande santé, de caractère placide et de flegme imperturbable, avec une sensibilité discrète qui se trahissait peu et s’enveloppait de pudeur. Il avait eu quinze ans de grande célébrité. Sous Louis XIII, il avait été le plus fécond et le plus