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ignorait le portrait anonyme de Magny-les-Hameaux : un Saint-Cyran de trente-cinq ans, jeune, en costume d’abbé, au teint mat, enflammé d’amour et de passion, une des plus belles figures qu’un artiste puisse rêver pour un type d’apôtre, d’enthousiaste ou de martyr. Cette nouvelle image explique ce personnage à double fond, « plus dangereux que six armées, » disait de lui Richelieu, et cette puissance magnétique, royale et enivrante qu’il exerçait presque toujours sur quiconque l’approchait. Le visage hermétique, broussailleux, aperçu par Champagne, ne nous donne que le sondeur de reins et le directeur de consciences ; mais l’autre visage émergeait parfois sous son nuage, et alors éclataient, comme dit Lancelot, ces « rayons de sainteté qu’on ne pouvait soutenir » et qui faisaient qu’on croyait voir « un nouveau Jean-Baptiste dans le désert. »

De telles figures expliquent la place, en apparence démesurée, que Port-Royal occupe au XVIIe siècle. Sa cause pouvait être médiocre et ses idées étroites ; mais quelle tension d’énergie et quelle grandeur de caractères ! Nulle école ne fut plus féconde en âmes originales. « Qui ne connaît pas Port-Royal, a-t-on dit, ne connaît pas l’humanité. » On comprend que Sainte-Beuve ait choisi ce groupe singulier comme centre d’études, et se soit proposé pour objet cette description d’ « une tribu, d’une race sainte. » Et à cet égard, si son dessein était de faire faire un pas à la psychologie, de distinguer et de classer les âmes par espèces, et d’essayer, en quelque sorte, l’ « histoire naturelle des esprits, » le présent recueil de M. Gazier devient le complément indispensable de son livre : il s’y adapte, non comme une simple illustration pittoresque, mais comme un véritable atlas d’anatomie ou de biologie morales. Rien de plus curieux que de vérifier ou de contrôler l’une par l’autre la page d’analyse écrite et le document du peintre ou du graveur. On admire une fois de plus le diagnostic du psychologue, et ce don, qu’il ne partage peut-être avec personne, de rendre les nuances les plus fugitives de la vie. On distingue les confesseurs, les pénitens, les solitaires. Voici le doux Singlin, le « pur vicaire, » l’Éliacin de Port-Royal ; voici M. de Barcos, neveu de Saint-Cyran, — le portrait même de l’oncle, moins la flamme et l’onction, en qui tout est ingrat, dont chaque geste est une maladresse, — tête brouillonne avec on ne sait quel pauvre air de vieille fille ; c’est le délicieux M. Hamon, le maître de Racine, l’âme la plus franciscaine, le poète de Port-Royal, avec sa longue figure souriante et ingénue, ses longues mèches, ses longs doigts, et, son regard où flotte un émerveillement comme dans celui de La Fontaine ; c’est le souffreteux, l’inquiet et le timide Nicole,