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II. — LE TERRITOIRE. — L’AFFAIRE DE CHELM

On le voit, l’amour-propre national domine dans leur état psychologique. Chrétien-Errant, grand voyageur par les deux mondes[1], — et ce n’est plus seulement aujourd’hui l’aristocrate plus ou moins cosmopolite qui se déplace, mais l’intellectuel nationaliste, — le Polonais serait satisfait de dire à l’Europe : « Tout est loin d’être parfait en Pologne, mais les Russes aujourd’hui européanisés de la nouvelle ère constitutionnelle nous considèrent comme des frères ; ils n’osent pas rendre la liberté à notre pays, mais ils cessent de le frapper. » Il demande avant tout le maintien du statu quo, qu’on ne porte point de nouvelles atteintes à sa dignité, notamment qu’on laisse intactes les frontières du Royaume telles qu’elles ont été fixées par les traités de 1815.

Un grand nombre de Français ont de la peine à comprendre qu’un peuple qui se plaint d’être privé des libertés les plus élémentaires et de subir une persécution quotidienne, un peuple soumis depuis un demi-siècle et plus au régime niveleur de toute la Russie, attache tant d’importance à conserver une ligne de frontière qui n’existe au fond que « sur le papier » et pour le seul ministère de l’Intérieur, et qui, en fait, ne lui garantit rien, puisque de part et d’autre c’est le même régime, — en dépit de quelques petites différences de législation plus ou moins appliquée[2], — sous le pouvoir discrétionnaire de gouverneurs généraux à esprits et à programmes identiques. C’est que ce papier est un traité, si vieux qu’il soit, et les puissances ont beau se jouer avec désinvolture des vieux parchemins sur lesquels elles ont apposé leurs signatures, il peut arriver que, sous l’empire de circonstances nouvelles, ces documens reprennent de la valeur ! Idéalistes plus pratiques qu’on ne le soupçonne, les Polonais tiennent à rester régis par le droit international européen qui leur a garanti leurs libertés et l’intégrité de leur territoire : leurs libertés ont pu être confisquées,

  1. Ils sont aujourd’hui 3 millions dans les Amériques, restés très polonais et organisant des caisses de réserve pour la libération de la mère patrie.
  2. Code Napoléon. Régime des hypothèques, organisation spéciale des communes et administrations municipales.