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qu’un crime volontaire. M. Amelot est incapable d’aucune vue supérieure ; dans tous les temps de sa vie, il a passé pour un homme sans talent. Voilà, sire, le ministre qu’on veut vous donner ! »

Plus sa plume court sur le papier, plus l’écrivain s’anime. Son style s’échauffe, s’élève, touche à la réelle éloquence : « Voilà où vous en êtes : un ministère faible et peu uni, tous les esprits en fermentation, les parlemens ligués avec toutes les cabales, enhardis par une faiblesse notoire, des revenus au-dessous de la dépense, la plus grande résistance à une économie indispensable, nul ensemble, nulle fixité dans les plans, nul secret dans les résolutions du Conseil. Et c’est dans ces circonstances qu’on propose à Votre Majesté un homme qui n’a d’autre mérite que la docilité !… C’est dans ces circonstances que Votre Majesté peut n’être pas frappée des dangers que je lui ai montrés avec tant d’évidence ! » Une phrase, parmi ces adjurations chaleureuses, une phrase jetée comme au hasard et inconsciemment prophétique semble éclairer d’une lueur sanglante les abîmes obscurs de l’avenir : « N’oubliez jamais, sire, que c’est la faiblesse qui a mis la tête de Charles Ier sur un billot[1] ! »

La lettre se termine par de courtes excuses sur la rudesse de ce langage, que lui inspirent seuls, assure-t-il, son zèle pour le bien de l’Etat, son affection pour la personne du Roi : « Il faut bien que je sois animé par une trop forte conviction, pour que je me sois permis de dire ce que je pense sur la trop grande faiblesse de M. de Maurepas, au risque de déplaire à Votre Majesté… Je vous supplie de réfléchir encore, avant de vous déterminer à un choix qui serait mauvais en lui-même et funeste par ses suites. Si enfin j’ai le malheur que cette lettre m’attire la disgrâce de Votre Majesté, je la supplie de m’en instruire Elle-même. Dans tous les cas, je compte sur son secret. — Turgot. »

Si j’ai fait une si large place à ce document historique, ce n’est pas uniquement à cause de son pathétique intérêt, mais pour l’effet que cette lettre exerça sur la politique générale, en hâtant la chute de Turgot. « Louis XVI, dit l’abbé de Véri, l’a jugée suivant la portée médiocre de son esprit. Il y a vu des critiques dictées par l’intrigue et l’ambition, au lieu d’y voir

  1. C’est cette phrase qu’avait retenue Soulavie et qu’il cite presque textuellement dans ses Mémoires.