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Au sommet de ce ténébreux édifice, se place le Cabinet noir, dont le directeur des Postes gouverne le personnel, personnel de choix et de confiance, que nul ne connaît et qui travaille dans l’ombre. Ces messieurs sont chargés d’ouvrir les lettres particulières et, quand elles leur paraissent mériter d’être lues par le gouvernement, d’en prendre copie avant de les réexpédier ou de les détruire. Ce travail exige du tact, une connaissance parfaite des hommes et des choses du moment, et assez de sûreté de mémoire pour conserver le souvenir des écritures. À défaut de ces qualités et à moins que le nom du destinataire d’une lettre ne commande de l’ouvrir, c’est le hasard seul qui dicte le choix des commis et leur fait décacheter, par des moyens qui leur appartiennent, celle-ci plutôt que celle-là. Aussi sont-ils souvent déçus et obligés de la refermer après avoir constaté qu’elle ne contient rien d’intéressant. Mais, souvent aussi, ils sont payés de leur peine, non pas qu’ils aient découvert quelque secret dont la divulgation sera profitable à l’État, — de telles découvertes sont rares, l’existence du Cabinet noir étant trop connue pour qu’un homme politique confie à la poste les choses qu’il veut cacher ; — mais parce qu’ils ont mis la main sur des aveux et des confidences de personnages haut placés, qui éclairent d’un jour inattendu des situations privées, des actes de vie intime, des liaisons que le monde soupçonne à peine ou même pas du tout.

C’est ainsi qu’ils apprennent un jour qu’un jeune Anglais, familier des salons ministériels, est l’amant de deux belles dames, l’une veuve dont il a un fils, l’autre, la femme d’un grand fonctionnaire, dont la réputation de vertu a toujours été inattaquée. Ils se sont sans doute extrêmement divertis en lisant, sous la même date, deux lettres adressées par ce don Juan britannique aux deux maîtresses qu’il trompe, lettres passionnées, destinées à les convaincre l’une et l’autre de l’ardeur de son amour. Ils savent de même qu’au retour d’un voyage, Chateaubriand, avant de rentrer à Paris, s’est arrêté à Versailles et y a donné rendez-vous à Mme Récamier. Ils apprennent aussi beaucoup d’autres petits secrets qui ne tirent leur intérêt que de la qualité des personnes qu’ils concernent. Rien qui touche à la politique dans ces lettres. Néanmoins, ils en prennent copie, convaincus qu’elles amuseront le Roi.

Ces copies, remises au directeur des Postes, sont examinées par lui. S’il les tient pour importantes ou amusantes, il les