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piles de tricots et de vulgaires bonneteries. Dans une salle à part, on me montra des oriflammes blasonnées de sacrés-cœurs, des dessus d’autels avec le monogramme du Christ, des rubans historiés de têtes de morts, des couvertures blanches pour les cercueils d’enfans, — ces petits coffres ovales et capitonnés qui sont exposés aux devantures des magasins espagnols et qui ressemblent, de loin, à nos boîtes de marrons glacés. En me faisant parcourir ainsi la gamme complète de la fabrication, on entendait me prouver que l’industrie barcelonaise est à la hauteur des plus récens progrès et qu’elle est capable de tous les raffinemens.

Et l’on me convia à la même démonstration pour tout ce qui touche au logement, à l’hygiène et au confort de la population de travailleurs occupés dans la manufacture. On me conduisit aux entrepôts, aux salles de débit de la Société coopérative d’alimentation, qui a été fondée par les employés et qui est administrée par eux. On me promena à travers les rues de la colonie ouvrière. Je n’eus pas besoin d’être averti pour en remarquer le bon ordre et la propreté, — chose rare dans les villes espagnoles. J’admirai la maison du médecin, celles des ingénieurs et des contremaîtres, toutes bâties en modern-style et qui témoignent des plus louables velléités d’élégance. Je m’arrêtai devant l’église, le presbytère, les écoles. Enfin, je terminai par une visite au cercle des ouvriers. Je fus surpris de pénétrer dans un local entretenu avec un soin méticuleux et qui ne rappelle en rien les estaminets crottés de nos usines : salle de billard et de lecture, avec des crachoirs en verre disséminés le long des murs, salle de conférences, bibliothèque. Le petit nombre des volumes m’induisit à supposer que les délassemens intellectuels ne sont pas encore très en faveur parmi les cliens du cercle. En revanche, le théâtre (car il y a aussi un théâtre ! ) me parut être l’endroit le plus vivant de cette agglomération. Il est très vaste : les deux mille habitans de la colonie y peuvent tenir sans trop d’encombre. Lorsque j’y entrai, des machinistes étaient en train de planter un décor pour la représentation du lendemain, qui était un dimanche. Nous nous reposâmes de cette édifiante tournée dans la salle de consommation, où l’on nous servit d’anodines limonades.

— Ici, me dit le surveillant qui m’accompagnait, ils ne connaissent pas l’alcool. Nous n’avons point d’ivrognes !

Je le crus sans peine : l’ivrognerie n’est point un vice espagnol