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de Ville lui-même, en dépit de sa façade rococo, dissimule un intérieur étonnamment médiéval. Dans cet Ayuntamiento où siège, paraît-il, une majorité républicaine, le mobilier et la décoration semblent faits pour des contemporains d’Isabelle la Catholique. Au fond de la grande salle des Séances, trône un portrait en pied d’Alphonse XII, archaïquement costumé en comte de Barcelone, cheveux longs, gonflés en touffes sur le cou, bliaut de satin, épée cruciale au côté, comme un don Jaime le Conquistador…

Où j’ai le mieux senti que le sang du moyen âge continue toujours à battre dans les artères de la grande cité, c’est au pied de la cathédrale, dans le Patio de las Ocas.

La cathédrale de Barcelone n’est pas, à coup sûr, une des plus prestigieuses que l’art du XIVe siècle ait produites, mais, dans cette Espagne où il y en a tant d’admirables, elle sait se faire admirer. Pourtant, on est moins sensible à la sveltesse de ses piliers, à l’horreur sacrée de ses ténèbres où brillent mille choses confuses et somptueuses, où rayonnent, avec tant de suavité, les plus merveilleux vitraux, qu’à la simplicité grandiose de son patio, le Patio des Oies, qu’ils nomment ainsi, sans doute, à cause des oies, blanches comme des cygnes, qui s’ébattent sur son bassin…

On vient de parcourir la grande ville bruyante et fumante de labeur, on a encore dans les oreilles le bourdonnement des rues populeuses, le halètement des machines, les coups de cloche des navires et les sifflets des locomotives, — et l’on tombe tout à coup dans cette oasis de recueillement et de fraîcheur. On a franchi un portail où s’inscrivent en relief des figures de saints. On débouche dans un cloître gothique flanqué de chapelles en plein air, où fument encore les cierges de la dernière messe ; des mendians sont accroupis sous les arcades ; des flâneurs arpentent les dalles en allumant des cigarettes ; des ouvriers et des petits employés se reposent un instant sur les degrés des chapelles ; des femmes et des jeunes filles en mantilles très simples, le rosaire enroulé autour du poignet, sortent de la cathédrale par la grande porte sombre qui s’ouvre sur le patio. Au centre, les feuilles vernissées des palmiers, des néfliers et des araucaries reluisent sous le soleil oblique : la surface glauque du bassin miroite en longs reflets, troublés soudain par les battemens d’ailes des oies qui s’ébrouent. Dans