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les délicatesses de la raison classique en face des réalités offensantes. Il les tient à distance, il les recule dans un majestueux lointain. Pour sentir cela avec une précision qui va jusqu’au malaise, il faut, comme moi, parcourir en étranger les beaux quartiers de Paris, les plus riches en belles œuvres décoratives. Comme tout cela est fin, élégant, nuancé et proportionné ! Mais, en revanche, comme c’est à part, isolé de tout contact un peu rude, cérémonieux, et, si je l’ose dire, endimanché ! Parmi ces superbes ordonnances d’un goût si sévère et si sûr, la moindre familiarité paraîtrait messéante. En nul endroit, on ne comprend mieux combien notre civilisation est un divertissement coûteux et mélancolique. Si l’on veut rentrer dans le courant de l’humble vie telle que le bon Dieu nous l’a faite, il faut descendre jusqu’aux faubourgs de la plèbe : alors, c’est la grossièreté toute pure. Je n’ai rien éprouvé de semblable ni à Barcelone, ni dans aucun pays du Sud. Là, devant tel jardin ou tel édifice fameux, il est impossible d’oublier que le peuple qui travaille et qui chante a fourni ses bras pour l’œuvre de beauté, et que l’art, avec tous ses raffinemens, n’est jamais qu’un repos entre deux tâches nécessaires du labeur humain.

Dans ce cadre familier et populaire de la vie méridionale, le passé lui-même semble plus vivant. Barcelone vous donne cette impression avec une force extrême. Cette ville à qui l’on a fait une réputation révolutionnaire est, en somme, une ville de tradition, qui se souvient encore d’avoir été la capitale d’un comté plus illustre que maint royaume. Virtuellement, le comté de Barcelone existe toujours. Tout est comtal dans cette cité d’industriels et de commerçans, depuis les cafés jusqu’aux bâtimens municipaux. La couronne à neuf pointes, symbole de cette antique souveraineté s’épanouit sur les lanternes de ses réverbères, comme sur les grilles de ses parcs. On y marche en plein moyen âge. Ce ne sont que meneaux, arcs-boutans et gargouilles Non seulement les reconstitutions modernes, les pastiches du XVe siècle abondent dans les quartiers neufs, mais on ne peut faire un pas dans l’ancienne Barcelone sans tomber sur du gothique. La plupart du temps, ces vieux édifices sont de purs chefs-d’œuvre. L’hôtel de Centellas, Santa Maria del Pino, Santa Maria del Mar, Santa Ana, le Palais de la Députation provinciale, la Plaza del Angel, la cathédrale surtout, vous entretiennent dans une perpétuelle atmosphère moyen-âgeuse. L’Hôtel