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Mais, dans cette espèce de conflit entre la loi et l’autorité, pour établir des principes fixes, il faudrait peut-être distinguer entre les lois faites et les lois à faire. Je crois que, dans l’état actuel des lois et de la police, les actes particuliers d’autorité peuvent être souvent nécessaires, et il est bien difficile d’y éviter tous les abus[1]. » Malesherbes, comme Turgot, en prenant le pouvoir, avait fait amende honorable. Il avait consenti au maintien d’une pratique ancienne, laquelle, d’ailleurs, observait justement Vergennes, ne s’exerçait le plus souvent que dans l’intérêt des familles, le Roi « usant des lettres de cachet pour empêcher le scandale et le déshonneur » et « se prêtant à corriger pour empêcher la justice de punir[2]. » Mais, sans abolir le système, il entendait en restreindre l’usage et en atténuer la dureté. Son premier soin, lorsqu’il se vit ministre, fut de soumettre à une révision minutieuse les hôtes des citadelles et des prisons d’Etat, de rechercher scrupuleusement les prisonniers détenus par une décision arbitraire et sans raisons valables. On prétend que, dans toute la France, il n’en put découvrir que deux rentrant dans cette catégorie[3]. Non content de cette précaution, il aurait voulu obtenir qu’il ne fût lancé à l’avenir nulle lettre de cachet sans un examen préalable dans le conseil du Roi. Mais là il se heurta à une résistance invincible. Il fallut, pour chaque-cas nouveau, batailler, soit contre le Roi, soit contre un des ministres ; de là des conflits incessans. Plus d’une fois, rapporte Hardy, le Roi prit le parti de faire expédier par Bertin telle lettre de cachet refusée par Malesherbes, de même qu’on vit Louis XVI, devant les sollicitations des personnes de son entourage, on arrêter telle autre que le ministre avait jugée « de nécessité indispensable[4]. »

Chacun de ces légers déboires emplissait d’amertume l’âme sensible et douce de Malesherbes. Rebuté par le moindre obstacle, il désertait la lutte, se renfermait dans une inaction désolée, que lui reprochaient ses amis. « Particulier, écrit Condorcet à Voltaire, il avait employé son éloquence à prouver aux rois et aux ministres qu’il fallait s’occuper du bien de la nation ; devenu ministre, il l’emploie à prouver que le bien est

  1. Lettre du 2 novembre 1775. — Les Autographes, par Lescure.
  2. Vergennes a Sénac de Meilhan. — Ibidem.
  3. Les Intendans, etc., par Ardascheff, passim.
  4. Journal de Hardy, mai 1776, passim.