Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/577

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

telle est la pente naturelle de leur tempérament. Les étrangers en sont surpris, dès le premier abord. Ils ne s’expliquent pas un optimisme de cette trempe, qui ne se dément jamais, même au milieu des pires catastrophes. Eh quoi ! voilà une ville qui, depuis tantôt vingt ans, est terrorisée par les exploits presque quotidiens des anarchistes, et elle est joyeuse quand même !… En juillet dernier, ceux de nos compatriotes qui avaient été témoins des incendies et des assassinats révolutionnaires n’en pouvaient croire leurs yeux : les décombres des églises et des couvons saccagés fumaient encore, que les théâtres et les cafés, un instant fermés, rouvraient leurs portes devant un public aussi nombreux qu’insouciant. Les Ramblas avaient leur aspect habituel, comme si rien ne s’était passé. Récemment, pendant mon dernier séjour à Barcelone, j’entends tout à coup un bruit de détonation aux alentours de mon hôtel. Je me précipite dans la rue. Un rassemblement me coupe le chemin : garde civile, soldats d’infanterie, populaire en émoi ! Je demande à un badaud ce qu’il y a :

— Oh ! rien ! me dit-il, en riant : c’est une bombe ! Il n’y a que deux morts !

Ce rire, l’ironie énorme de ce : « Il n’y a que deux morts ! » me laissèrent dans l’effarement. Notez que les victimes étaient des enfans, dont une petite fille, qui avait été littéralement fendue en deux par l’explosion. On ramassait les morceaux. D’où il faut conclure que l’excès de l’horreur aboutit parfois au comique.

Tout de même, c’est un comique un peu féroce ! Je n’en veux rien induire touchant le caractère des Barcelonais. Il n’en est pas moins vrai que la gaîté catalane, comme celle des gens du Roussillon, comporte un fond de sérieux par où elle se différencie de la nôtre. Ils ont horreur des cris, des gesticulations, de la blague à la française. Ces hommes joyeux sont quelque peu flegmatiques : ils affectent même une certaine froideur, dans la conviction où ils sont d’être des hommes du Nord, comme qui dirait les Anglais de la Péninsule. Le mot indécente, très fréquent chez eux, a, sur leurs lèvres, sinon toutes les pudeurs, du moins toute la morgue du shocking britannique.

De sorte que leur gaîté est décidément très particulière. Dédaigneuse des éclats immodérés, elle est calme et abondante ; elle procède de la force et de l’équilibre raisonnable de leur