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que M. Turgot propose actuellement mérite attention. On voit bien ce qui est, mais on ne voit qu’en idée ce qui n’est pas, et on ne doit pas faire des entreprises dangereuses, si on n’en voit pas le bout. » — « J’ignore, dit-il plus loin, si la France gouvernée par les élus du peuple et les plus riches serait plus vertueuse… Je trouve, dans la suite des administrateurs nommés par mes aïeux, et dans les principales familles de robe et même de finance, des administrateurs qui auraient illustré toutes les nations connues. »

Je n’ai pas à juger ici le mérite intrinsèque de ces conceptions de Turgot, les avantages ou les inconvéniens qui eussent pu résulter de leur application ; mais on conçoit qu’une révolution si hardie ait pu effaroucher Louis XVI et l’inquiéter sur la sagesse de son contrôleur général. Tout ce qu’il entendait était d’ailleurs bien fait pour augmenter ses craintes. De quelque part qu’il se tournât, des doléances, des récriminations et de funestes prédictions retentissaient à ses oreilles. J’ai tour à tour énuméré l’hostilité des grands, l’anathème du clergé, le trouble de la bourgeoisie, la haine du parlement. Turgot n’est guère plus épargné par ceux qui siègent auprès de lui dans les conseils du Roi. Si l’on en excepte Malesherbes, il n’y compte plus un seul ami. Nous connaissons l’attitude de Maurepas, qui le crible de ses railleries, qui murmure d’un ton d’ironie : « Il est trop fort pour moi[1], » qui, passé maître en l’art de ridiculiser toutes choses, « transforme les nouveaux systèmes en projets romanesques, en rêves et en chimères, qu’il est insensé de concevoir et dangereux d’adopter[2]. » C’est aussi Saint-Germain, blessé de voir ses comptes soumis à la révision d’un collègue, s’efforçant à secouer le joug et se rapprochant du Mentor dans l’espérance de sortir ainsi de tutelle[3]. Et c’est encore Sartine, gagné, dit-on, par le parti Choiseul[4], s’associant sournoisement aux manœuvres d’un intrigant dans le procès scandaleux qu’il intente au président Turgot, frère aîné du ministre. En discréditant sa famille, on compte atteindre du même coup le

  1. Journal de l’abbé de Véri, passim.
  2. Particularités, etc., par M. de Montyon.
  3. Un des griefs du comte de Saint-Germain était la remise au Roi par Turgot de deux mémoires, dont l’un proposait deux millions de réduction immédiate dans le département de la Guerre, et dont l’autre faisait prévoir, sur ce même chapitre, quinze millions d’économies pour les années suivantes.
  4. Lettre de Turgot à Louis XVI du 30 avril 1776. — Mémoires de Soulavie.