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même d’Abbé, si grand dans l’Évangile, Abba pater, et que la règle de saint Benoît avait élevé si haut, ne paraît plus suffire au supérieur du monastère qui se fait appeler Monseigneur.

Ce qui eût mis le comble à sa douleur, c’est que cette abbaye qu’il avait fondée et qui attirait de son vivant des légions de moines ne comptait plus que vingt-trois profès et dix frères. Qu’était devenue la vie religieuse dans cette maison qui avait étonné le monde par sa ferveur et les prodiges de ses pénitences ? Il ne semble pas que les moines fussent très attachés à leur état, puisque, dans la visite faite par la municipalité en 1790, deux seulement, y compris l’abbé, déclarent vouloir rester. Tous les autres désirent profiter de la liberté donnée par l’Assemblée nationale. Deux, il est vrai, soumettent leur décision au jugement du Souverain Pontife.

En face de Cîteaux déchu nous aurions aimé à trouver dans l’ordre de Cluny, autrefois son rival en puissance et en vertus, la ferveur des anciens jours. Cluny était toujours debout, et il semble que cette maison célèbre fut protégée par son antique gloire. On se rappelait qu’au XIIIe siècle, il avait sous sa dépendance plus de 2 000 abbayes, prieurés, doyennés, paroisses, collèges ou monastères simplement associés. On savait par l’histoire que, sous saint Hugues et Pierre le Vénérable, l’abbaye ne comptait pas moins de quatre cents religieux, qu’elle était assez vaste pour loger à la fois le roi de France et le Souverain Pontife, qui s’y rencontrèrent plus d’une fois avec toute leur cour, sans que le recueillement de l’immense communauté et le silence du cloître eussent à souffrir d’un tel voisinage. On parait y avoir gardé l’ancienne magnificence à défaut de l’ancienne austérité. A la veille de la Révolution, en 1788, le cardinal La Rochefoucauld, archevêque de Rouen, nommé abbé commandataire de Cluny, s’y était rendu entouré de tous les chefs de l’ordre et d’un cortège triomphal. On lui avait apporté les clefs de la ville. Les plus hauts dignitaires du monastère avaient regardé comme un grand honneur d’assister le nouvel abbé cardinal avec les ornemens les plus magnifiques, avec les six jeunes nobles oblats qu’il était de règle d’y avoir toujours comme enfans de chœur et de maîtrise. Au sacré s’alliait le profane. Il y eut bals, spectacles, réjouissances de toutes sortes pour amuser la foule accourue de toutes parts. Le cardinal tint table ouverte