Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/429

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

était mûr : il était cueilli : le doigt de Dieu, en s’y posant, le fit choir dans l’éternité. »

Comment expliquer l’inexplicable, répéterons-nous après Eugénie ? Sans doute faut-il accuser avant tout cette vie de ribaud, dans laquelle d’Aurevilly se plongeait à cette heure même, pour quelques années, et dont il dira plus tard à Trébutien : « Au temps de mes Memoranda (1836-1838), je n’étais cas encore ce ribaud que l’on m’a vu depuis. C’est depuis que ma vie a traîné de ce côté indescriptible… qu’on m’a vu livré à toutes les horreurs d’une vie que j’ai tuée avant qu’elle ne me tuât… Le mondain, l’enragé, le démoniaque sont venus plus tard. » Quant à sa faute à l’égard d’Eugénie, il n’hésite pas à en faire pour son ami l’aveu sans détour : « Singulière fille, avec qui j’ai eu bien des torts ! Des torts comme j’en avais avec bien des âmes à cette époque où j’étais comme un boulet de canon qui renversait tout ce qui était sur le chemin de la cible dans laquelle je tirais ou j’étais tiré par le diable. Quand je songe à tout ce dont j’ai abusé, j’en suis honteux, et cette honte est une furie ! »

Il faut s’empresser, en terminant, de reconnaître qu’il a fait beaucoup par la suite afin de réparer ses torts, puisque la réputation posthume d’Eugénie est en grande partie son œuvre. Son dernier mot sur Mlle de Guérin dans ces Lettres à Trébutien, — si souvent dépourvues de ménagemens pour elle en dépit des intentions apologétiques de l’auteur, — c’est que les écrits de cette « fille d’en haut » semblent « un flacon du sang d’une sainte coupé par des larmes de fée. » Cette fois, l’image est pleinement respectueuse et digne du modèle qui l’a inspirée. Nous fermerons donc sur cette impression d’apaisement le livre qui évoqua sous nos yeux tant d’orages et qui heurta des âmes généreuses, en de pénibles conflits.


ERNEST SEILLIERE.