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pas très difficile, en ce cas, de soupçonner la nature ? Telle est la première impression du lecteur de cette page. Mais non, car Barbey nous apprend un peu plus tard qu’il s’agit de trois femmes. En effet, ramené trois ans après au même sujet, il se dérobe d’abord une fois de plus : « Quant au drame dont vous me parlez, dit-il, je vous le raconterai plus tard. J’aimerais mieux le dire que l’écrire : les mots que j’écris, je les vois quand ils sont écrits et ils me fusillent. Du moins, la parole va plus vile ; une fois dite, elle est évaporée et il n’en reste pas plus qu’il ne reste un peu de fumée dans les vents[1] ! » Une dernière fois cependant, à propos du Memorandum d’Eugénie à Paris, dont nous allons parler, il revient sur ces événemens pénibles : « La belle Sirène de l’amitié entre femmes commence (dans ces pages d’Eugénie) à montrer sa queue bifurquée et écaillée d’acier. Cela reluit sinistrement déjà. Demain, il y a aura du sang sur les écailles. Ce mémorandum est en effet la dernière chose écrite chez cette amie qui allait cesser de l’être. Deux jours après la dernière date de ce recueil, la palombe Eugénie avait quitté l’hôtel où se tassaient trois cœurs de femme dans la plus fervente amitié… et les couteaux étaient tirés. »

Avant d’interpréter de notre mieux ces incomplètes et comme furtives confidences, cherchons à déterminer quel fut le troisième acteur féminin du drame qui nous est révélé par les lettres de Barbey. Ce rôle ne peut guère avoir été tenu que par une certaine Mlle Sophie de R…[2], qui apparaît déjà dans la première lettre intime adressée par Eugénie à la baronne, le 12 mars 1838 ; qui, au lendemain de la mort de Maurice, écrit au Cayla la lettre « la plus touchante » et qui inspire un peu plus tard à Eugénie cette innocente épigramme : « Mon cœur est mort, mais, de votre côté, il y a des cordes vives, et je dirais vibrantes, si j’étais Sophie l’aimable, la trop bien disante. Que savez-vous de cette pauvre amie ? Saint-Quentin la console-t-il de Vienne ? » Enfin, dans une autre lettre d’Eugénie, qui est datée de Paris, au début de l’hiver 1841, on lit encore : « Si une charmante Sophie de R…

  1. Barbey acheva sans doute de vive voix ses confidences à son ami lors de son voyage à Caen en 1856. (Memor. de Caen, 28 sept.) « Dit les choses inexprimables par lettre, ce que j’appelle le quatrième dessous de tout ! Jugement de Josaphat sur les choses, les autres et soi-même ! »
  2. Ce nom est en toutes lettres dans la correspondance avec Trébutien. Mais les intempérances de langage que Barbey se permet à ce propos nous conseillent de lui laisser la responsabilité de son indiscrétion.