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n’avait, comme l’agneau de La Fontaine, bu que dans le courant du petit ruisseau du Cayla ; mais cette lèvre pure trouva bon cet immense verre de Champagne couvert de mousse qu’on appelle Paris et que les dévotes de province nomment la coupe de Babylone. Elle y grisa cette tête ardente masquée d’un visage qui ressemblait à la tête de mort d’une caverne d’anachorète. Elle souhaita désespérément ce qu’elle n’avait jamais pensé à désirer : elle souhaita la beauté avec la flamme de désir de Mme de Staël, et, bien entendu, elle resta laide, avec des salières à la poitrine, des bras plats, une taille plate[1] : mais avec une âme ronde comme la Vénus de Médicis et aussi voluptueuse dans ses contours psychiques pour les idéalistes et les cœurs qui voient les âmes comme on voit les corps… Elle se fit parisienne avec une rapidité d’Alcibiade devenant tout à coup le plus persan des satrapes. »

Il ne faut jamais demander à d’Aurevilly la mesure ou le goût que lui-même se refuse à plusieurs reprises dans ses lettres, et l’on jugera sans doute singulièrement choisies les images dont il use en cet endroit pour évoquer une mémoire qui lui est pourtant chère et vénérable. Mais devant les yeux étonnés de son ami, Barbey n’hésite pas à dérouler d’autres perspectives encore. À ces séductions mondaines, après tout fort innocentes, qui, pour un instant peut-être, purent troubler de sensations nouvelles une âme d’artiste et de poète comme celle d’Eugénie, convient-il de joindre une séduction plus subtile et plus dominatrice ? L’hiver parisien remit en présence Eugénie et Jules, resserrant entre eux une intimité déjà si étroite : on assure même que le monde annonçait à ce moment leur prochain mariage[2]. En effet, Barbey donne à entendre à Trébutien qu’il fut aimé : il exprime

  1. Il la montre ailleurs avec « sa coiffure de vendangeuse et ses mains hâlées, » portant néanmoins sans embarras <> sa robe rose sur ses grêles membres de sauterelle. »
  2. Voyez l’opuscule de Firmin Boisson, Barbey d’Aurevilly. Besançon, 1901.