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m’aimer ! Non, je ne comprends pas ce que vous trouvez en moi : ma raison s’y perd. » Et, s’étant laissée aller certain jour à prononcer quelques paroles amères sur la foi que ne soutient pas la pratique, elle ajoute : « Passez, mon amie, cette singulière page à une peine que j’ai dans l’âme ; comme je vous passe vos idées, vos rêveries, vos douleurs, passez-moi aussi les miennes et le naturel de mes expressions quand je vous parle. » Nuages alors très fugitifs à coup sûr, mais qui nous aideront à mieux comprendre les événemens dont il nous reste à retracer le cours.

Eugénie redoute à ce moment de délaisser son père et voudrait que Mme de Maistre pût lui rendre au Cayla sa visite. Mais ce projet, un instant caressé de part et d’autre, est bientôt traversé par une crise plus grave encore que les précédentes dans la santé de la baronne. Tout d’abord, elle est éprouvée par une fausse couche qui, dans ce tempérament maladif et nerveux, produit de cruels ravages. Peu après, vers le mois d’août 1840, se produit sans doute l’accident de l’émétique dont Barbey nous a donné une si romantique description. Eugénie écrit, en effet, vers cette date au mari de son amie : « Dans quel état l’ont plongée tant de docteurs, et, dernièrement, ce fatal X !… Je dis fatal et doublement fatal, car il semble avoir été imposé par le malheur à notre chère malade. Tous, vous vous êtes entendus contre elle à ce sujet, comme je l’eusse fait, si je m’étais trouvée parmi vous ! » — Et, parlant à Mme de Maistre, elle ajoute : « On vous a tuée ! »

Dans ces conditions, il n’est plus d’autre moyen de se revoir qu’un nouveau voyage d’Eugénie en Nivernais et à Paris, car son influence bienfaisante est plus que jamais nécessaire à son amie, et les parens de la malade la pressent de venir. M. de Guérin ayant accordé volontiers son autorisation paternelle, l’ermite reprend son bâton de voyage. Elle est d’ailleurs attendue comme un Messie et elle se hâte. « Je sens trop, écrit-elle, vos palpitations à chaque porte qui s’ouvre. Je sais tout, je sais à quel point incroyable vous m’aimez. Que je serais heureuse si vous n’en souffriez pas tant, pauvre amie, chez qui tout se tourne en douleurs ! » Il y a certes quelque excès dans les sentimens ici marqués par la malade, car de pareilles effusions ont trop souvent de brusques retours.

Eugénie revient donc à son métier de garde-malade et s’y confine tout d’abord, même plus sévèrement que jamais, car elle