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fondation solide sur laquelle les esprits positifs et réalistes pourront édifier à leur gré tous les projets capables d’affermir les relations économiques entre la France, la Suisse et l’Italie.

Les routes, les voies ferrées, les rails posés sur le sol, les trous forés dans les montagnes n’ont pas simplement un sens et une valeur techniques ou économiques ; ils ont encore ce que j’appellerai une valeur d’expression ; ils sont les empreintes matérielles et géographiques des grands faits historiques et politiques qui séparent ou rapprochent les sociétés humaines ; ils les expriment et, tout à la fois, ils les confirment ; ils en procèdent et ils les renforcent. Par-delà les longues réflexions et les longs rapports, d’ailleurs féconds et indispensables, sur les distances kilométriques, sur les pentes, sur le coût des projets opposés ; par-delà ces mille petits faits et ces multiples et contradictoires tâtonnemens qui risquent de nous faire exagérer notre pouvoir de libre choix en face des conditions durables de la nature et vis-à-vis des solutions éphémères des financiers ou des ingénieurs ; par-delà toutes les conversations, discussions et délibérations, la grande histoire humaine dicte et inscrit sur le sol les phrases décisives. Ce sont, répétons-le encore, les visées politiques de l’Autriche sur les rivages de l’Adriatique et sur la Haute-Italie qui ont fait le Semmering et le Brenner ; c’est la politique du second Empire vis-à-vis de l’Italie nouvelle qui s’est traduite par le Cenis ; et la Confédération de l’Allemagne du Nord, à laquelle devait si promptement succéder l’Empire d’Allemagne, a choisi pour la voie de type moderne appelée à relier les plaines prussiennes et les houillères du Nord aux pays toujours captivans de la Méditerranée, ce même Gothard, dont la route attirait déjà au XIIIe siècle les préférences des souverains germaniques et notamment des Hohenstaufen, et qui valut aux pieux et vertueux gardiens de cette porte et de cette avenue, aux gens d’Uri et de Schwyz, les faveurs de Frédéric II, l’empereur excommunié.

Ce ne sont pas simplement des tonnes de marchandises et des recettes kilométriques, des tunnels ou des raccourcis, qui sont ici en cause : nous avons affaire à un épisode important de la politique contemporaine internationale, et ce ne sera pas le dernier de la série. Conférence du Gothard, fin d’une vieille histoire ; Conférence du Simplon, début d’une histoire nouvelle.

Jean Brunhes.