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élu tous les matins ; et encore, en un jour, la volonté du peuple pourrait changer ; 3° parmi les individus présens, qui tiennent pour rien les hommes à venir, il en est qui eux-mêmes doivent être tenus pour rien dans le présent : ce sont les moins nombreux. Ceux-ci n’existent pas ; les plus nombreux seuls, c’est-à-dire les plus forts, imposent leur volonté, qu’ils sacrent volonté nationale. La nation, c’est eux et eux seuls. Ils sont nos modernes Louis XIV. Mais Louis XIV restait au pouvoir ; les démocraties individualistes, elles, ont un gouvernement de voyageurs. Au lieu de volontés, elles ont trop souvent des velléités ; aujourd’hui l’une, demain l’autre, selon le hasard des aspirations individuelles. Dans la politique au jour le jour, les hommes légers réussissent le mieux parce qu’ils sont portés par tous les vents ; mais ils sont emportés de même. De cette universelle instabilité résulte la discontinuité dans les idées et dans les desseins. C’est le règne de l’imprévu et de l’imprévisible, du clinamen épicurien.

Une dernière conséquence, plus regrettable encore au point de vue philosophique et moral, c’est l’universelle irresponsabilité. Chacun des gouvernans ou co-gouvernans se décharge sur tous les autres. Qu’une mésaventure arrive, ce n’est jamais la faute de personne. Survient-il un danger, sauve qui peut ! C’est l’équivalent d’une foule amassée sur une grande place et qui, devant un péril, se disperse de tous côtés, avec une poussée sauvage où il est impossible de faire à chacun sa part. Tant pis pour ceux qui tombent et se font écraser : nul n’est responsable. Que la guerre éclate, à qui s’en prendra-t-on ? Que cette guerre soit désastreuse, à qui s’en prendra-t-on ? Qu’il n’y ait rien de prêt, pas de munitions dans les forts ou dans les ports, à qui s’en prendra-t-on ? Chaque ministre dira, comme l’enfant pris en faute dans une école indisciplinée : « Ce n’est pas moi ! » Le grand mal des démocraties individualistes, c’est cette absence de responsabilité : le gouvernement y reste anonyme.

Si l’on poussait à l’extrême les vices d’un tel régime, on aboutirait à la conséquence finale : endettement de la nation au profit des individus, des groupes et des syndicats ; dissolution de la patrie par les égoïsmes de toutes sortes ; règne de la passion, éclipse de la raison et, par cela même, de la vraie liberté. Cet état d’injustice chronique, où l’individualisme n’aurait plus aucun contrepoids, est celui qu’on désigne d’un seul mot : anarchie.