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droits individuels, l’incapacité civile ne retombe guère que sur l’individu même, ou sur ses proches, ou sur quelques autres individus en relation avec lui. En politique, au contraire, l’incapacité de l’un retombe sur tous les autres, sur l’ensemble du corps social, de ses organes et de ses fonctions. Aussi le droit de gouverner devrait-il avoir pour condition une certaine aptitude à gouverner, tout au moins à choisir les gouvernans. On l’a dit cent fois : l’élection, étant une désignation de capacités, suppose elle-même la capacité de les désigner. C’est cette capacité intellectuelle et morale qui fait le plus souvent défaut dans les démocraties individualistes, et qui ne serait pas moins absente des démocraties socialistes. C’est aussi la volonté même de désigner les meilleurs ; le votant cherche, pour le représenter, non les hommes les plus utiles à la société entière, mais les plus complaisans pour lui-même, les plus décidés à servir ses droits individuels ou ses intérêts individuels. « On ne peut pas avoir une démocratie habile, disait Stuart Mill, si la démocratie ne consent pas à ce que la besogne qui demande de l’habileté soit faite par ceux qui en ont. » Dans son ignorance actuelle, le peuple viole ce grand principe : il gouverne contre lui-même, je veux dire contre ses besoins vrais et durables. La démocratie encore en enfance est, sur plus d’un point, l’équivalent d’un gouvernement des enfans par les enfans et pour les enfans.


La puissance politique du « peuple souverain » et sa sujétion économique nous présentent une troisième antinomie. Le peuple-roi est, économiquement, le peuple serf ; intellectuellement, il est serf aussi par l’ignorance ; il n’est roi que par le pouvoir. Or, ce roi a toujours des conseillers et des ministres, et il est loin de les chercher dans l’élite intellectuelle, qui ne serait pas d’humeur à le flatter. Il les cherche donc surtout parmi ceux qui servent ses intérêts matériels du moment présent. Peut-on demander les longs desseins politiques et les vastes pensées à des individus que presse la nécessité de vivre ? À Berlin, en 1808, après des désastres analogues aux nôtres, le philosophe Fichte disait à ses compatriotes abattus : « Les causes de nos malheurs actuels sont complexes et difficiles à démêler ; mais, si on voulait analyser la part qui revient aux gouvernemens, leur tort spécial, on trouverait que les maîtres de l’Etat, tenus plus que les autres à prévoir l’avenir pour le